→ Jaillet Marie-Christine
Marie-Christine Jaillet est sociologue de la ville et directrice de recherche au CNRS. Spécialiste de la ville, elle poursuit des travaux sur la périurbanisation, les modes d’habiter, mais également sur les processus de métropolisation et leur impact sur les modes de gouvernance urbaine. Elle travaille aujourd’hui au développement d’un Institut de la Ville à Toulouse. Elle vient d’être nommée à la présidence du CODEV (Conseil de Développement) de Toulouse Métropole.
Qu’est-ce qu’habiter dans les territoires urbains précaires ?
Intervention de Marie-Christine Jaillet à l'occasion de la journée d'étude Habitat et précarité, le 17 mars 2016 à l'isdaT.
"Bonjour. Je voudrais m'excuser de ne pas avoir été là ce matin, mais le 17 mars était un événement important pour l'université à laquelle j'appartiens, vous savez que les universités renouvellent leurs conseils, les universités sont des instances démocratiques, donc il y a renouvellement des conseils et il y avait ce matin un débat entre les candidats des différentes équipes à la présidence et je fais partie d'une de ces équipes, donc vous comprendrez que ça ne m'était pas possible d'être là ce matin, et je serai obligée de vous quitter assez rapidement après mon intervention, pour les mêmes raisons.
Je vais vous parler moi de la précarité dans l'habitat, du point de vue qui est le mien, c'est à dire de quelqu'un qui travaille dans ce qu'on appelle le champ des sciences humaines et sociales et en particulier qui analyse les politiques publiques mais aussi les modes de vie. J'ai moi une double formation de sociologue et d'histoire-géographique. Je vais probablement faire écho avec des choses qui ont été dites ce matin et même peut-être des redondances avec un certain nombre de propos, mais la redondance participe de la pédagogie, alors je m'en excuse par avance.
Je voudrais d'abord revenir sur la question de la précarité dans l'habitat en soulignant le moment particulier que traversent nos sociétés. On peut dire - je pense que Mireille Bruyère en a parlé très très longuement ce matin - qu'on passe de sociétés qui étaient plutôt des sociétés de sécurisation, où en tout cas s'était construit toute une série de mécanismes de sécurisation, dont le logement fait partie, à des sociétés qui sont des sociétés du précariat, en tout cas des sociétés où montent l'incertitude et l'insécurisation. C'est à dire que nous sommes dans des sociétés où les individus sont de plus en plus insécurisés, en raison des transformations de l'économie, certes, mais pas uniquement. Aussi parce que les structures qui organisent la stabilité de la société sont des structures qui sont devenues de plus en plus mobiles, participent de l'insécurisation sociale des individus, le fait par exemple qu'on est plus inscrit dans des trajectoires de vie où on vit durablement toute sa vie avec l'homme ou la femme avec lequel ou laquelle on s'est marié ou avec lequel ou laquelle on vit. On sait que la durée moyenne d'un couple, c'est huit ans.
Un certain nombre d'entre vous auront peut être l'opportunité de vivre plus longtemps avec son compagnon ou sa compagne. Mais c'est une source d'instabilité parce qu'effectivement, on est dans des vies de plus en plus séquencées, c'est à dire des vies où on peut être en couple, avec des temps où on est en solo, et puis des temps où on est à nouveau à deux et puis on vit ensemble ou on ne vit pas ensemble, etc. On voit cette incertitude sur des trajectoires de vie qui sont de plus en plus incertaines et insécurisées, et vous voyez bien que ça a un impact sur la question du logement, l'idée qu'au fond, l'important, c'est de trouver un logement, et puis de s'y installer et puis on y faisait durablement sa vie, c'est fini. Au long de sa vie, on a à trouver toute une série de logements, liés à la mobilité professionnelle, liés à l'aspiration à améliorer ses conditions de logement et d'habitat, mais liés aussi aux séparations, à la divortialité, à la remise en ménage, etc. Donc l'insécurisation sociale qui pèse aujourd'hui sur nos sociétés ne tient pas simplement à ce qu'il se passe dans l'économie - ce passage de ce qu'on appelle la société du salariat à la société du précariat, le fait qu'on entre aujourd'hui sur la marché du travail plus du tout sur le modèle du CDI, mais sur des modèles de CDD, d'intérim, de missions, etc. - mais tient aussi à ces bouleversements des structures qui fondaient la société et qui fondaient l'assise de cette société.
Cette insécurisation tient aussi à d'autres éléments, c'est à dire les cadres idéologiques, les cadres sociaux qui organisaient la dynamique de la société se sont fragilisés. On est dans des sociétés où les grandes idéologies se sont effondrées, où le devenir, la destinée, notre destinée commune est de plus en plus incertaine, où nous n'avons plus de récits fédérateurs, nous ne sommes plus dans des grandes gestes, y compris révolutionnaires, c'est un peu fini ce temps là. Donc des sociétés aussi de plus en plus incertaines, avec une difficulté à se projeter, une difficulté individuelle, mais aussi collective, et puis aussi les mouvements qui structuraient la société, les partis, les syndicats, les grandes associations d'éducation populaire par exemple, sont aussi éminemment fragilisés. Ca ne veut pas dire que la société s'est atomisée et que nous en sommes réduits à être de pauvres individus errants, sans références, etc., ça veut dire que bien sûr, émergent de cette société d'autres modèles, d'autres modes d'organisation, mais on est dans ce temps de passage, d'incertitude, dans lequel il est bien difficile de discerner ce qui peut surgir qui permette aussi de redonner un sens. Donc c'est bien dans ce contexte là qu'il faut replacer la question de la précarité par rapport au logement.
Parce que ce qu'on observe, c'est que dans des sociétés d'insécurisation croissante, dans des sociétés de plus en plus incertaines, il y a aussi un surinvestissement du logement, c'est à dire qu'il y a une demande des individus de réassurance sociale qui passe par le logement. C'est ce qu'un certain nombre de gens de pub appelle "l'effet cocooning", l'idée qu'on cherche au fond, dans l'espace de ce qu'on appelait - si on reprend le langage marxiste - l'espace de la reproduction sociale, à retrouver de la tranquillité sociale, à retrouver un cadre, une niche, un cocon pour abriter les siens d'un dehors qui est souvent et de plus en plus érigé sur le mode de la menace, la peur, la crainte, etc., donc on voit bien cette espèce de surinvestissement du logement, sachant que dans une société qui en terme de statut ou d'identité sociale ne donne plus à un nombre croissant d'individus la possibilité d'avoir un statut ou une identité sociale par le travail - et c'est le travail qui donnait jusque là une identité sociale, quand on rencontre quelqu'un, on lui dit souvent : "Qu'est-ce que tu fais ?" et c'est bien à partir de cette question qu'on se fait une représentation de qui il est. On sait aujourd'hui qu'il y a de plus en plus d'individus dans nos sociétés qui ne peuvent plus répondre à cette question, en tout cas en terme de travail. Ce n'est pas parce qu'ils n'ont plus de travail qu'ils ne font rien, mais ils ne peuvent plus répondre en terme de travail. On sait que dans des sociétés de ce type, ce qui donne un statut social, un minimum de visibilité sociale, c'est le logement. Et pour tous ceux qui travaillent aujourd'hui, militent dans le champ de la précarité, toutes les associations qui accompagnent les gens qui sont dans la rue, on sait bien l'importance de l'adresse : si vous n'avez pas d'adresse, vous n'existez pas, vous êtes invisible dans la société, et on sait donc que l'adresse assure ce minimum de statut social quand ce qui assurait jusque là le statut social fait défaut.
Autre élément très important quand on est sur cette question du logement, c'est la dimension anthropologique de l'habiter. C'est à dire avoir un logement, ce n'est pas simplement l'abri, a minima c'est l'abri évidemment, qui vous met à l'abri de la pluie, des intempéries, des menaces, etc., mais on sait bien que la fonction du logement, c'est l'opérateur d'une fonction anthropologique qui est d'habiter l'espace et c'est bien à partir du logement, à partir du lieu où vous habitez que vous pouvez accéder aux services, aux équipements, aux aménités de la ville. Donc on est bien là sur une dimension absolument fondamentale, à la fois dans sa dimension identitaire et dans la dimension anthropologique de l'habiter. Or c'est précisément au moment où le logement supporte plus fortement encore ces enjeux là, parce qu'on est dans des environnements de plus en plus insécures socialement, qu'on pourrait dire que le logement fait défaut et fait défaut à de plus en plus de nos concitoyens.
Je vais développer mon propos en deux temps, un temps plutôt centré sur la situation des personnes - mais vous en avez probablement déjà beaucoup entendu parler parce que la personne qui représentait la Fondation Abbé Pierre vous a parlé du rapport de l'Abbé Pierre, rapport annuel qui fait un état des situations de mal logement, donc je ne vais pas m'étendre très longuement - mais, j'y reviendrai un peu plus longuement, la précarité tient aussi à l'offre de logement et à ce qu'est aujourd'hui cette offre de logement et puis je terminerai par un certain nombre d'autres observations.
La précarité dans l'habitat tient donc à la situation des personnes, je pense que là vous l'avez déjà entendu : remontée des situations de pauvreté, 14% de la population est en situation de pauvreté en France. Si on prend comme référence la référence européenne - discutable comme toute référence statistique, qui est 60% du revenu médian - si on regarde combien de personnes en France ne disposent pas de 60% du revenu médian, on arrive à presque neuf millions aujourd'hui de personnes, c'est à dire 14% de la population française. Ce n'est pas la marge, ça commence à devenir on pourrait dire structurel. Mais on ne peut pas réduire la précarité à la pauvreté. Il faut prendre en compte cette notion de précarité. Donc là, je vais pas revenir sur ce que Mireille a probablement longuement développé, mais il est clair qu'aujourd'hui, on est en train de passer d'un modèle qui est le modèle salarial - qui s'est construit dans les 30 Glorieuses, un CDI assorti d'un certain nombre de droits assistanciels et assurantiels - à une société du précariat. Je l'ai dit tout à l'heure : 80% des gens qui entrent sur le marché du travail aujourd'hui le font dans des situations de précarité au regard de l'emploi, c'est à dire très loin de ce modèle du CDI sécurisé. Evidemment, dans les jours dans lesquels nous sommes, nous sommes en plein dans ce débat là, flexibilité, etc., on y revient pas. C'est déjà très flexible le marché du travail, aujourd'hui. Alors c'est vrai qu'on est encore loin du modèle ultime de la flexibilité du travail, ce sont ces fameux contrats de travail où zéro heure est garantie mais où vous êtes à la disposition du votre employeur, modèle de contrat de travail très développé en particulier outre-Manche. Donc un fort taux de chômage, des situations de pauvreté, des situations de précarité, donc un univers d'incertitude.
Sur la précarité, un élément important : un certain nombre de sociologues ont travaillé sur le rapport des jeunes à la précarité du travail et montrent qu'on ne peut pas simplement se contenter du discours que nous tenons, mais parce que nous venons aussi de générations qui sortent des 30 Glorieuses et qui ont comme modèle de référence le CDI, la sécurisation. On voit que dans les stratégies que développent aujourd'hui un certain nombre de jeunes dans un marché du travail de plus en plus précaire, émergent aussi de nouveaux rapports au travail, c'est à dire peut être un moindre investissement dans le travail, par rapport aux générations anciennes, et donc la possibilité aussi d'investir d'autres champs d'activité, la possibilité aussi d'entrer et de sortir du marché du travail, quand on a les qualifications qui le permettent pour développer aussi d'autres temps dans sa vie, temps de voyage, etc. Donc on voit, toute proportion gardée, qu'une partie de la jeunesse peut entre guillemets développer des stratégies d'organisation d'autres types de trajectoires de vie en "jouant" de la précarité. Donc il ne faut pas simplement apprécier cette question de la précarité en terme de déficit de droit et de perte de sécurité, il y a une manière pour des gens qui ont toujours au fond connu ce contexte là de faire autrement, de faire avec, au moins un temps.
Quel rapport à la question du logement ? Evidemment, quand votre niveau de ressources est faible, quand votre niveau de ressources est incertain, il est extrêmement difficile d'accéder à un logement autonome, et j'insiste sur les deux : ce n'est pas simplement une question de niveau de ressources, c'est aussi une question de stabilité des ressources, c'est à dire que toutes les analyses montrent aujourd'hui que quand vous êtes dans les systèmes des CDI, même si votre niveau de revenu peut être au dessus du revenu médian, c'est à dire 1600 euros, même à 2000 euros, dès lors que vous avez un contrat de travail de 3 ans ou 6 mois, vous êtes considéré par le bailleur, par le propriétaire comme présentant un profil à risque. Donc qu'il soit clair que la question de l'accès au logement ne se réduit à la question de la privation de ressources, vous pouvez avoir des ressources, mais si vous êtes inscrit dans une précarité professionnelle ou dans une précarité de statut, vous rencontrez aussi des difficultés pour accéder au logement. Dans le même temps que sur le marché du travail on voit ce changement de modèle - société du salariat à la société du précariat - ce qu'on a vu, c'est une élévation du taux d'effort des ménages dans le logement. C'est à dire que le poids que pèse le loyer ou la mensualité d'emprunt sur les ressources s'est considérablement accru sur la même période. En gros, en 1960, en moyenne, on consacrait 10% de ses revenus au logement. Aujourd'hui, c'est en moyenne 25% et dans l'accession à la propriété, le plafond jugé correct donc acceptable, c'est 33%. Nous avons en France des taux d'effort exactement en moyenne double de ceux des Allemands, donc là, il y a quelque chose qui se passe. On a peut être pas le temps d'en discuter là, ça a à voir avec la question foncière, or vous savez que le logement, pour qu'il y ait un logement, il faut qu'il y ait une assise à ce logement, c'est à dire le foncier, de la terre, du sol, mais on y reviendra éventuellement si on a un peu de temps.
Donc il est clair qu'aujourd'hui, un nombre de plus en plus croissant de ménages ont une difficulté d'accéder à un logement décent, ou une difficulté de se maintenir dans un logement, avec une aggravation des situations d'expulsion. Dans les éléments de précarisation, donc je l'ai dit : précarisation économique, je ne reviens pas sur la précarisation liée à cette mobilité des structures socio-familiales - on sait par exemple que les situations de divorce ou de séparations génèrent de très grande précarité dans l'accès au logement - mais aussi précarisation juridique : les travailleurs dits clandestins, les gens qui ont un emploi, qui ont un salaire mais qui n'ont pas de papiers n'accèdent pas au logement. Donc on voit que cette précarité aujourd'hui est protéiforme et qu'elle mobilise une diversité de registres et bien sûr, on peut accumuler les trois, c'est à dire être en situation de précarité économique, n'avoir pas de papier et être à un moment de sa vie où on se sépare, où au contraire on se remet en couple, mais il faut trouver un logement. Donc ça, c'est la précarité qui tient aux situations individuelles.
Mais la précarité tient aussi à ce qu'elle offre de logements aujourd'hui, et je voudrais m'arrêter un petit moment là dessus. On est aujourd'hui dans des situations où le parc de logements est inadapté. On ne manque pas nécessairement quantitativement de logement, pas forcément quantitativement, mais les logements qui existent sont inadaptées, entre autre, à ce qu'est la situation des demandeurs. Un parc trop cher, des logements trop chers, des logements éventuellement trop petits, ou trop de petits logements, c'est à dire pas assez en particulier de logements familiaux abordables, et c'est le point que je voudrais développer un tout petit peu. Et pour le faire, on est obligé de revenir sur une période qu'on a connue dans notre histoire récente, qui est en gros la période 1950-1970. Au sortir de la Guerre, démolition d'une partie du patrimoine existant, mais surtout urbanisation de la société française, on va à la ville chercher de l'emploi. Donc des situations, dans les villes, où le parc, l'état du parc n'a pas permis de faire face à la demande, évidemment. On a été en capacité dans cette période là de faire produire très très vite un certain nombre de logements sociaux confortables à l'époque et du coup, en une quinzaine d'années, on a résolu une crise du logement et les derniers bidonvilles - parce qu'on a connu ces situations là - ont disparu on va dire du paysage français au début des années 1970.
A ce moment là de l'histoire des politiques du logement, on a pensé qu'on n'avait plus besoin d'un effort massif de l'Etat, parce que cette capacité à résoudre cette crise tient beaucoup à la capacité d'intervention de l'Etat : capacité de financer le logement, capacité de mobiliser des organismes qui sont les organismes HLM, capacité de lever l'obstacle foncier, et on a parlé sur cette époque là d'une véritable machine à produire du logement social, dont je redis qu'il a amélioré objectivement les conditions de logement, logements confortables. Même si aujourd'hui, une partie de ce parc est dans des situations qui posent toute une série de problèmes, mais on n'a pas le temps de revenir là dessus ici. En tout cas, on a résolu cette crise là. A la fin de cette période là, début des années 1970, cette décennie là, on estime qu'on n'a plus besoin que l'Etat développe une politique publique du logement social, donc on va favoriser l'accession à la propriété d'une maison individuelle. Aujourd'hui, 57% des ménages français sont propriétaires de leur logement ou en accession à la propriété de leur logement. Et on voit bien qu'en une vingtaine ou une trentaine d'années, ce taux de propriétaire ou d'accès dans la propriété a considérablement cru, sur la base d'une politique qui a favorisé cette accession là. Seul problème, c'est qu'au moment où ces politiques sont décidées, c'est le moment où la société française va connaître ce qu'on va appeler au début une crise économique. Donc il y a une espèce de désajustement entre ce qu'est la politique de l'Etat et puis cette société qui commence à entrer dans une crise et dans une véritable mutation. Et cet écart là s'est accentué au fil des années, c'est à dire au fil de la décennie 1990 et puis depuis le début des années 2000. Et puis on a des politiques du logement aujourd'hui inadaptées à la situation de la société française. Et donc ce décalage explique aussi ces situations de précarité.
D'autant que les réponses apportées par l'Etat pour essayer de réduire cet écart sont pour le moins insuffisantes ou inadaptées. Pour deux raisons : à partir du début des années 1980, on va remettre en mouvement cette machine à produire du logement social, c'est à dire qu'on voit l'Etat considérer qu'il faut redévelopper une offre de logement social pour répondre à la situation de la société française. Petite parenthèse très importante : le logement social en France relève de la solidarité nationale, nous finançons vous et moi le logement social, qui est adossé pour son financement sur le livret A, sur l'épargne populaire. C'est extrêmement important, parce que ça donne un modèle du logement social en Europe unique, c'est ce qu'on appelle un modèle généraliste. En gros, en France, 70% des ménages français ont des revenus inférieurs au plafond qui permet d'entrer dans un logement social. Il y a un autre modèle qui prévaut en Europe, c'est ce qu'on appelle le modèle résiduel, c'est l'idée qu'on fait du logement social seulement pour les pauvres, et aujourd'hui, depuis un certain nombre d'années déjà, il y a un débat dans l'Europe, parce que le modèle français est remis en question, et donc il faut, de manière permanente, quels que soient les gouvernements, défendre la spécificité, l'originalité et l'intérêt de ce modèle là, dont je redis, à un moment où dans les sociétés développées la question de la solidarité est devenue une question névralgique, à quelles conditions sommes nous prêts à l'exercice de la solidarité ? Le logement social, fondamentalement repose sur ce principe de solidarité. Je ferme la parenthèse et je reviens à mon propos.
Produire du logement social, reproduire du logement social en quantité. Mais, le seul problème, c'est que le contexte des politiques publiques a changé : dans les années 1960, un Etat régalien, qui a la capacité d'imposer aux collectivités locales la production de logements sociaux, c'est fini, la décentralisation est passée par là, l'Etat n'est plus un Etat régalien, il faut que l'Etat convainque les collectivités locales qu'il faut faire cet effort là et il n'y a pas aujourd'hui de logement social sans contribution des collectivités locales, c'est à dire des communes, des intercommunalités. Là, il y a un changement radical, dans une société où la solidarité ne va pas de soi. Et la société n'est pas forcément prête à accepter qu'on produise du logement social là où elle habite. Et si vous avez écouté la radio ou la télévision ces jours-ci, vous avez vu le débat dans le 16e à Paris, vous avez vu ce débat là. C'est ce qu'on appelle nous le phénomène du Nimby : "j'en veux pas à côté de chez moi". Là il s'agit d'une offre d'hébergement pour des réfugiés, mais ça peut être la même chose pour du logement social. Donc on est dans une société où éventuellement le logement social, aujourd'hui, concentre un certain nombre de représentations erronées : des tours, des barres, des pauvres, en gros.
Et dans une société d'insécurisation, accepter qu'on produise du logement social à côté de chez vous, c'est accepter une cohabitation ou une proximité dont on ne veut pas, en avançant un certain nombre d'arguments que vous avez entendu en référence à ce que je viens de dire : ça va faire baisser la valeur de son patrimoine, nos enfants vont aller à l'école avec leurs enfants, et ça va faire baisser le niveau scolaire, etc. Il y a toute une série de travaux aujourd'hui qui montrent bien cette logique qui structure nos sociétés dans le rapport à l'espace, qui est la logique de l'appariement électif : je peux choisir d'habiter où je veux avec qui je veux, et généralement, ce qu'on observe, c'est que ça s'opère sur un principe de similarité, je vais chercher à habiter avec des gens qui me ressemblent, qui sont comme moi parce que c'est plus facile, ils partagent les mêmes codes, les mêmes valeurs, etc. La différence aujourd'hui inquiète et la différence quand elle est associée à la pauvreté encore plus.
Donc on voit bien qu'on est dans des sociétés où convaincre de la nécessité de produire du logement social et donc convaincre de la nécessité de la cohabitation de ce qu'on appelle la mixité sociale ne va pas de soi. Donc on n'est plus du tout dans les conditions historiques des années 1960. D'autant que, je l'ai dit, c'est tellement vrai d'ailleurs qu'il faut le recours à la loi pour imposer aux communes la production de logement social, c'est ce qu'on appelle la loi Solidarité renouvellement urbain, qui a imposé un quota de 20%, 25% aujourd'hui, au nom du principe de mixité, pour mieux répartir le logement social et lutter contre les processus de ghettoïsation considérés comme mettant en péril le lien social, la cohésion sociale. Je l'ai dit : logement social généraliste, donc quand on est dans ce contexte là, ça veut dire que 70% d'entre nous, je l'ai dit, environ les trois quarts, peuvent accéder au logement social, peuvent demander à accéder au logement social. Ca veut donc dire que derrière le terme "logement social", il y a une très grande diversité de logements sociaux : il y a du logement très social et puis il y a du logement social ordinaire, et il y a même du logement social on pourrait dire haut de gamme, et quand on impose 25% de logement social, on ne précise pas de quels logements sociaux il s'agit, or on peut produire du logement social pour répondre à des logements sociaux légitimes dans un modèle généraliste : un jeune couple en début de trajectoire de vie, avec deux salaires moyens, peuvent prétendre au logement social. C'est un besoin social légitime, c'est un besoin en logement légitime dans un modèle généraliste, il a sa place. Mais vous voyez bien que dans ce mécanisme là, les plus pauvres ou les plus précaires sont toujours évincés, et donc on peut produire du logement social sans que pour autant ce logement social soit accessible aujourd'hui aux plus précaires, aux plus pauvres, aux plus modestes.
Deuxième solution adoptée par l'Etat : puisqu'il est difficile de faire du logement social, parce que ça coûte sur le budget de la nation et que vous savez bien que nous sommes dans des périodes de déficit, qu'il faut contenir la dépense publique, qu'il est difficile de le faire aussi parce que ça ne peut se faire qu'avec les collectivités locales. Les pouvoirs publics, l'Etat, a trouvé une autre manière de produire du logement locatif, c'est ce qu'on appelle le recours à l'investissement privé. On nous demande d'investir dans la pierre, acheter un logement et puis vous vous engagez à le louer, donc vous produisez bien de l'offre locative. Simplement vous comprenez bien là qu'il faut une contrepartie à l'effort qui vous est demandé. La contrepartie, c'est que vous bénéficiez d'un avantage fiscal considérable, vous pouvez faire ce qu'on appelle une défiscalisation, donc ça se traduit concrètement par le fait que vous payez moins d'impôts. On voit bien l'intérêt du mécanisme : il produit du logement locatif, mais pas du logement social, il produit d'abord beaucoup de petits logements et il produit un mécanisme redoutable qui fait que le propriétaire qui se lance dans ce type d'aventure va demander un surcroît de garanties à son locataire parce que vous voyez bien, il investit lui pas pour se constituer un patrimoine, pas pour louer, parce qu'il y a un intérêt ou un avantage qui est la défiscalisation donc il est important que ce propriétaire ait la garantie que vous allez lui payer le loyer, parce que ce propriétaire là par ailleurs, il peut être en accession à la propriété pour son propre compte.
Donc ça veut dire quoi ? Ca veut dire que le propriétaire va exiger de son candidat locataire qu'il apporte toutes les garanties qu'il va pouvoir payer le loyer. Et ce qu'on observe depuis quelques années, c'est une accentuation des demandes de garantie qui pèsent sur les locataires, il faut que vous prouviez que vous ayez au moins un niveau de revenu égal à, et ça n'est pas suffisant, donc on recourt de plus en plus à des garanties familiales par exemple, et là il y a une inégalité fondamentale, c'est que nous ne sommes pas placés à égalité, certains d'entre nous peuvent trouver des garants, d'autres pas. Donc là, c'est l'inégalité par le capital social ou par le capital familial, qui est ravageur sur le marché du logement, tellement ravageur d'ailleurs qu'on a inventé à un moment un principe qui est celui de la garantie universelle, c'est à dire un Etat du coup qui dit au propriétaire : s'il y a défaut de garantie de votre candidat locataire, c'est moi qui me porte garant. Ca n'a pas marché, j'y reviendrai. Donc le fait que sur les années dont je parle, on a assisté à une financiarisation du logement. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit : le logement a une fonction anthropologique essentielle, il n'est pas un produit financier. Il est devenu un produit financier comme les autres, et on voit bien les ravages que ça provoque du point de vue des usages et du point de vue des accès. Donc on est dans un système où les inégalités se sont accrues, je ne reviens pas, et où cet appel aux garanties multiples génère aussi de nouvelles formes d'inégalité.
Alors vous me direz : qu'ont fait les pouvoirs publics devant une situation qui s'est dégradée, devant l'augmentation des personnes à la rue, des situations de précarité dans le logement, d'absence de logement, d'impossibilité de cohabiter, etc. ? L'Etat a d'abord instauré un droit au logement, en deux temps. Un premier temps, la loi Besson, 1990, qui va instaurer des plans départementaux pour le logement des plus démunis. Donc une politique qui vise à contractualiser entre l'Etat et les départements, conseils généraux en charge de l'action sociale, pour essayer de mettre en place des dispositifs qui vont permettre aux ménages les plus modestes, aux ménages précaires d'accéder au logement. Ca a eu quelques effets, ça a amélioré la situation incontestablement, mais ça n'a pas résolu la question, loin s'en faut. Et donc plus récemment, l'Etat a instauré un droit au logement. C'est cette fameuse loi qui s'appelle Dalo, qui date de 2007 et qui a instauré un droit opposable au logement, c'est à dire qui a une consistance juridique cette fois. Et qui est le garant du droit au logement ? C'est l'Etat. Donc se sont développées aujourd'hui des politiques dans le cadre de ce droit opposable au logement, où quelqu'un qui est privé de logement, qui candidate à un logement social depuis un certain nombre de mois, voire d'années et qui n'obtient pas de logement, peut se retourner vers l'Etat et l'Etat lui doit un logement. Mais vous voyez bien la difficulté : sur le principe, très intéressant ce droit au logement, à condition d'avoir des logements à mobiliser, des logements accessibles, des logements bon marché et des logements si possible dignes, c'est à dire confortables. Comme on est aujourd'hui dans une situation où cette offre là, on ne l'a pas, qu'observe-t-on ? C'est une tendance à passer d'un droit au logement à un droit à l'hébergement, et c'est pas la même chose, passer du droit du logement au droit à l'hébergement, compte tenu de ce que j'ai dit, de ce que représente être logé, c'est à dire être habité, avoir une identité sociale, un bout d'identité sociale, avoir une légitimité à être là et avoir la capacité d'habiter l'espace dans toutes ses dimensions.
Donc il est clair là que non seulement, on est à un moment de notre histoire des politiques du logement où le modèle qui a prévalu jusque là est en crise, ce modèle résidentiel qui s'est structuré dans les années 1960, qui a fonctionné dans les années 1970, dans la décennie 1980 et qui continue à fonctionner mais qui ne peut plus faire référence comme il l'a fait, c'est l'idée que jeunes adultes ayant un travail, rencontrant sa moitié ont trouvé un logement, plutôt locatif, en immeuble, plutôt un appartement, plutôt dans le parc social au début de sa trajectoire de vie, éventuellement on avait un premier enfant, on améliorait ses conditions de logement, parfois là on passait dans le parc locatif privé et puis, on le sait, au moment où arrivait le second enfant, on partait vers le projet d'accession à la propriété en maison individuelle en périphérie, etc., ce modèle là a fonctionné, il a construit une partie de ce que sont nos paysages urbains, on voit bien qu'il ne peut plus fonctionner.
Donc la question qui aujourd'hui qui se pose, c'est comment peut-on refonder des politiques du logement et des politiques de l'habitat, des politiques de l'habiter dans le contexte des sociétés dans lesquelles nous vivons ? C'est à dire comment peut-on faire en sorte qu'on puisse, sur la base d'un consentement de la société dans son ensemble, re-produire en nombre suffisant du logement social bon marché accessible ? Et comment revaloriser le statut de locataire ? On ne déchoit pas parce qu'on n'est pas propriétaire de son logement. Or on voit bien que dans l'accession à la propriété, il y a aussi l'idée qu'on devient maître de son logement, de ses conditions de logement et que du coup on peut faire dans sa maison ce qu'on veut, l'adapter, la faire évoluer en fonction de ses besoins. Mais on voit bien aussi qu'être propriétaire, c'est quelque part aussi avoir réussi sa vie. Dans un certain nombre de strates sociales, ça continue à être un élément de la distinction sociale. C'est moins vrai dans d'autres strates sociales. Donc comment revaloriser le fait d'être locataire et comment donner du sens aussi et de la valeur à des trajectoires résidentielles où on ne deviendra pas propriétaire, mais où on peut vivre bien, construire sa vie, etc. ?
Résultat de ce que je viens de dire : les situations qu'on connait, les situations de gens totalement privés de logement, qui sont évidemment dans la rue, dans les foyers, les centres d'hébergement, mais qui sont aussi dans d'autres formes invisibles d'occupation de l'espace : bidonvilles, sous les ponts, au bord des voies ferrés, à côté des autoroutes, dans les bois (Bois de Boulogne à Paris), le long des rocades et on voit bien que ce mouvement de cabanisation, qui est aujourd'hui analysé par un certain nombre de chercheurs tend à se développer avec aussi l'arrivée dans les sociétés développées européennes des réfugiés, des migrants, qui occupent aussi les interstices, les vides, les délaissés de la ville. Il y a une ville invisible aujourd'hui. Il y a la ville visible et puis il y a la ville invisible des vides, des interstices, mais qui sont occupés et dans notre ville, dans notre agglomération, cette strate invisible de la ville, elle existe, sans statut mais elle existe. Et tous les travaux qui sont faits sur la jungle de Calais, mais qui ont été faits dans d'autres conditions, montrent aussi que ce sont de véritables villes qui se construisent, à des échelles variables, dans le cas de la jungle de Calais, ça a déjà une grande visibilité, mais il y a des formes d'organisation à plus petite échelle. Alors qu'est-ce qu'on fait là ? On laisse faire, en disant au fond : capacité des gens à bricoler dans l'incertitude, le risque, la menace permanente de la démolition. Ou est-ce qu'éventuellement, dans l'incapacité à faire mieux, on consolide, on aide à l'organisation, comment réagit-on ? Et là il est intéressant de voir ce qu'il s'est passé dans les pays dits en voie de développement face au phénomène des bidonvilles.
Il y a eu en gros deux types de politique : une politique basée d'un terme absolument affreux qui était la politique du déguerpissement, c'est à dire qu'à un moment, on décidait que le bidonville, on le faisait disparaître. Et donc les gens qui vivaient là, aux portes des villes, partaient ailleurs. Une autre politique plus intelligente : puisqu'on est dans des pays qui n'ont pas la capacité ou qui n'avaient pas la capacité d'offrir à chacun un logement décent, on a cherché plutôt à conforter les bidonvilles pour en faire des bouts de ville, de vrais bouts de ville. Et c'est ce qu'il s'est passé dans un pays par exemple comme le Brésil, où on voit bien qu'aujourd'hui aux portes de Rio, il y a à la fois des stratégies qui continuent à être des stratégies d'éradication des bidonvilles, mais il y a aussi d'autres stratégies où on conforte, où on essaie d'amener les réseaux, d'amener l'eau, les équipements, les infrastructures, qui permettent de transformer les bidonvilles en bouts de ville, qui sont des bouts de ville qui n'obéissent pas aux normes habituelles, mais néanmoins dans lesquels les gens vivent et dans lesquels non seulement les gens vivent et habitent mais ils habitent l'espace pour le coup de la métropole.
Autre situation, non pas là les gens sans logement, mais les gens mal logés, c'est à dire ces situations où vous n'êtes pas confrontés au risque, à la menace, au vent, à la pluie, au risque de devoir déguerpir, mais où vous cohabitez dans des conditions difficiles : les enfants adultes qui ne peuvent pas quitter les parents, ou obligés de revenir chez les parents parce qu'ils n'ont plus de quoi accéder à un logement autonome. Donc ces situations de cohabitation non choisies, la cohabitation en particulier chez les jeunes, elle peut continuer à exister et être choisie. Modèle Tanguy, finalement c'est pas mal de continuer à vivre sa vie de jeune adulte en continuant à bénéficier de l'hôtel parental, ça on peut dire que c'est une cohabitation choisie, assez confortable, de cohabitation heureuse. On sait aussi qu'il y a des cohabitations qui ne sont pas choisies, et qui mettent évidemment en tension avec des répercussions sur le bien-être individuel et le bien-être collectif. Mais le mal-logement, c'est aussi ne pas avoir le choix de son logement, c'est aussi les processus de relégation, c'est aussi le fait qu'on soit obligé d'aller vivre dans des endroits, dans des logements où on ne veut pas aller. Et c'est toute la problématique là de la ghettoïsation, qui est aussi une situation de mal-logement.
Et puis, ces situations très invisibles de logements indignes, c'est à dire qu'on a un centre-ville qui s'est plutôt retaper, réhabilité, mais il faut parfois monter au quatrième étage d'un certain nombre de beaux hôtels pour trouver là des situations d'indignité, de sous-pentes dans lesquelles s'entassent par exemple une population qui a été repérée il y a quelques années, les Chibanis, les vieux travailleurs immigrés qui sont restés sur le sol français et qui vivent dans des situations d'indignité absolue, invisibles à la différence des processus de ghettoïsation visible, là on est aussi dans une autre forme d'invisibilité. Mais c'est aussi les hôtels meublés, sordides, on en entend souvent parler, mais c'est aussi la sous-location et c'est des situations captives aussi, de gens, ça se repère dans toutes les villes : travailleurs ayant un salaire mais un problème de papier, pas de droits à résider sur le sol français, et qui sont captifs et qui paient parfois très très cher le logement, c'est ce qu'on appelle les marchands de sommeil. Le marchand de sommeil quand il loue un logement, il ne loue pas à un prix abordable, il sait qu'il a en face de lui un locataire captif, donc on connaît ses situations là.
Mais aussi, du côté de la précarité, de la même manière que pour ce que j'ai dit du rapport au travail, en réponse à ces situations de précarité, on voit émerger aussi de nouvelles pratiques, c'est à dire sont en train aussi de s'inventer des rapports au logement moins normés, moins cadrés. Par exemple, le squat. Il existe des squats et on est aujourd'hui dans un certain nombre de villes dans des politiques d'accompagnement des squats, éventuellement de confortation des squats. Alors squats encadrés par un certain nombre d'associations, le DAL évidemment, mais parfois plus locales. La colocation, très intéressant phénomène. La colocation a souvent d'abord été un phénomène sous contrainte, on se met en colocation parce qu'à deux ou à trois, il est plus facile de louer un logement qu'éventuellement seul, situation souvent contrainte. Mais on voit là que ça prend de l'importance, ça concernait d'abord les jeunes, ça concerne d'autres populations. Les personnes âgées sont en train de développer des logiques de cohabitation. Ca porte même des noms très intéressants, il y a des expériences, par exemple les babayaga, ces femmes âgées qui vivent généralement seules et qui essaient d'organiser des modes de vie communautaires sur des principes de cohabitation.
Donc on voit qu'il y a un champ d'expérimentations là où, sous contrainte s'inventent de nouvelles pratiques, de nouveaux rapports à l'habiter, au logement, qui permettent de contourner les effets de la précarisation, donc colocation, logements partagés avec aujourd'hui des programmes de logement partagés dans ce qu'on appelle aujourd'hui l'autoconstruction, mais aussi l'habitat coopératif, on voit se développer là un nouveau champ d'expérimentation, mais aussi d'autres formes, des modes de vie nomades, où le rapport au logement se pose d'une autre manière et on circule au gré aussi des opportunités du marché du travail en caravane par exemple. Donc on voit d'autres rapports à l'espace se construire. Et puis on voit aussi des formes de repli sur des logiques plus communautaires, sur des logiques d'autosuffisance, de mise à distance du système capitaliste, mais qui intègrent aussi une autre manière d'habiter, un autre rapport au logement. Et on voit bien aussi qu'internet, tous les outils dont on dispose aujourd'hui, ces logiques de réseaux qui se développent, permettent aussi de contourner l'organisation du marché du logement, du marché de la location, qui est un marché réglementé, avec un bail locatif, des intermédiaires, les agences immobilières, etc. On voit bien qu'il y a toute une série de sites qui s'ouvrent aussi où on est sur la pratique de l'échange de logement. Donc il y aussi là une invention d'autres manières d'organiser le rapport entre l'offre et la demande.
Est-ce que le principe même de la location n'est pas une forme de précarité au sens où c'est de l'argent qui est purement dépensé mais pas placé comme dans par exemple le remboursement d'un prêt immobilier lorsqu'on accède à la propriété ? Est-ce que le principe même de location n'est pas quelque chose qui devrait être temporaire ou qui normalement est constitué comme une forme de sas avant l'accès à la propriété ?
Les économistes qui travaillent sur la question du coût du logement ont une théorie qui est inverse à la vôtre. Il vaut mieux être locataire que propriétaire. D'abord, être propriétaire, il faut que vous soyez sûr que le logement dont vous êtes propriétaire, qui vous a coûté quand même - alors c'est un placement, vous pouvez me dire, vous vous constituez un patrimoine - il faut être sûr que ce patrimoine sera valorisé dans la durée. Or il y a aucune certitude. Regardez les gens qui en 1975 ont acheté les très beaux logements du Mirail, remarquables logements, demandez leur s'ils ont fait un bon placement 20 ans après. Ce risque là existe partout. Regardez aux Etats-Unis Détroit, une ville dont l'économie s'effondre à un moment donné. Vous voyez la valeur des logements 20 ans après ? Regardez le Nord de l'Angleterre, les populations du Nord de l'Angleterre captives parce que leur logement ne vaut rien, l'économie s'est effondrée, ils n'ont pas les moyens d'aller là où est l'emploi, dans le Sud-Est de l'Angleterre.
Donc premier élément, vous prenez un risque parce que vous n'avez pas la maîtrise du temps long. Donc on voit bien, quand je parlais de financiarisation du logement, on peut jouer avec le logement comme on joue avec des placements. Il y a un sacré risque, même à court terme aujourd'hui. Toulouse, économie rayonnante, Airbus dans 10 ans, dans 15 ans, vous êtes sûr qu'il est là encore ? Donc premier élément.
Deuxième élément, vous vous constituez un patrimoine, certes, il faut l'entretenir. Pour qu'il garde y compris sa valeur et sait bien que ça coûte ça. Et en fait, l'analyse que font les économistes en terme d'intérêt individuel, vous avez intérêt à être locataire toute votre vie. Pendant ce temps, vous avez intérêt à épargner et à acquérir non pas votre logement professionnelle ou celui de votre vie active mais le logement d'après. Simplement ça, ça vaut pour des strates sociales qui ont la capacité à la fois de payer un loyer, d'avoir une capacité de constitution d'une épargne et d'entretien d'une résidence secondaire. Donc autant vous dire que dans une société où 60% des Français estiment qu'ils sont juste au dessus du filet de sécurité (c'est une représentation, c'est un sentiment, c'est pas forcément la réalité), vous voyez bien que c'est quand même réservé aux 40% qui s'estiment dans une population de sécurité au sens social du terme. Voilà ce que je peux dire à ça.
Néanmoins effectivement la représentation dominante que tout le monde a, c'est celle là : le loyer, c'est de l'argent perdu, jeté par la fenêtre. Ca renvoie aussi à ce que je disais aussi du niveau du loyer, et rappelez vous ce que je vous ai dit tout à l'heure du taux d'effort, 25œ% en moyenne des revenus, c'est énorme. Quand je disais en Allemagne, c'est la moitié moins, ça peut avoir un effet, ça pèse aussi sur les salaires, bien évidemment, il y a des effets macroéconomiques à ça mais quand même, on est un pays où le logement pèse sur les budgets. Et quand je dis 25%, c'est loyer et une partie des charges. Vous avez parlé du DAL (droit au logement) et des squats, qui les soutient mais ne les ouvre pas. On soutient les gens qui font des squats mais on n'en fait pas. Par contre, ce qui m'indigne, c'est qu'à Toulouse, on mure beaucoup de bâtiments, il y a plein de bâtiments murés qui pourraient accueillir des gens, c'est une politique désastreuse.
Le DAL et d'autres associations ne font pas qu'accompagner, ils organisent des squats. S'il y a une association qui repère les bâtiments vides et les occupe, c'est bien effectivement le DAL. Le problème du logement vacant, c'est une question extrêmement complexe, parce qu'effectivement, ce qu'on dit souvent, c'est qu'il y a beaucoup de logements vacants. Ce qui est vrai, je me rappelle moi quand AZF a explosé à Toulouse et qu'il fallait reloger dans l'urgence des gens qui n'étaient plus en capacité de rester dans des logements dévastés, on s'est dit : il y a une solution, le logement vacant. Donc on a mis tous les acteurs, associatifs, services de l'Etat et des collectivités pour repérer les logements vacants. Au bout du compte, c'est pas une solution. Et ça, c'était une vieille antienne des politiques publiques, de dire que la résolution de ce problème là est dans le logement vacant. Le logement vacant, généralement, s'il est vacant, c'est qu'il n'est pas mobilisable. Et il n'est pas mobilisable pour toute une série de raisons. En particulier, parce que les propriétaires... il y a tous les logements qui sont dans des situations complexes au regard de la propriété, les successions, dans l'indivision, ce type de situation, des logements vacants inconfortables, c'est à dire que les propriétaires possèdent effectivement, qu'ils ont, mais qu'ils ne mettent pas sur le marché de la location, parce qu'ils n'ont pas les moyens de les remettre en état.
Et l'Etat est allé très loin, il a inventé des dispositifs intelligents, très intelligents même, c'est à dire : vous avez un logement, vous n'avez pas le moyen de le mettre en état pour le louer et vous n'avez pas envie de le louer, parce que le louer, c'est avoir à gérer la location, le rapport à un locataire, etc. et quand même, quand le logement c'est le sien, on sait que le comportement des propriétaires n'est pas un comportement rationnel, je ne mets pas n'importe qui dans mon logement. A la différence des propriétaires dont je parlais tout à l'heure, investisseurs, eux ils n'ont jamais mis les pieds dans le logement, c'est pas leur problème, ils ne l'ont jamais vu, c'est un produit fiscal. Donc ça, c'est une catégorie particulière. Mais le propriétaire individuel, qui a hérité d'un logement ou dont le logement personnel est vide et qu'il veut le louer, il n'y met pas n'importe qui. Donc la solution, elle était ingénieuse : vous ne voulez pas vous embêter avec la gestion locative, vous n'avez pas les moyens de remettre votre appartement au niveau, vous en restez propriétaire, mais pendant 12 ans, c'est un organisme HLM qui va le louer pour vous et le remettre en état. Pendant 12 ans, vous acceptez au fond de remettre ce logement à un tiers. 12 ans après, vous le récupérez, remis en état et vous encaissez les loyers. Ca s'est appelé le bail à réhabilitation : échec. Alors que c'est un système objectivement ingénieux. Ca a buté sur quoi ? Entre autre sur les structures de propriété, une grande partie de ces propriétaires sont des propriétaires âgés, qui ont hérité d'un logement familial, qui vont transmettre ce logement aux enfants, petits-enfants, avec la volonté de le transmettre soi. Dans les 12 qu'est-ce qui peut se passer ? Que se passera-t-il ? Donc je ne veux pas perdre la main sur ce bien là, et donc je préfère le laisser vacant.
Et donc cette idée là, que la vacance peut être une solution à la crise du logement, on a tenté de multiples solutions techniques pour résoudre, on y arrive pas. Donc reste effectivement la logique de l'intrusion : je repère un bâtiment vide et je l'occupe. Ca vaut quand ce sont des propriétaires institutionnels (des banques, des compagnies d'assurance, etc.), et il y a là y compris aujourd'hui, il y a eu en tout cas dans une loi qui est la loi Alur, portée par Cécile Duflot, un certain nombre de propositions pour obliger ces propriétaires institutionnels de bureau - à Toulouse, le nombre de mètre carrés de bureaux inoccupés depuis 10 ans, prenez la rocade entre Faourette et Empalot et regardez à droite et à gauche, vous verrez le nombre de mètres carrés inoccupés depuis 10 ans - donc il y a là l'idée qu'on peut mobiliser ces mètres carrés là et les transformer en logement. Et là, on butte aussi sur des logiques de propriété et de propriétaires. Or le paradoxe de notre société, c'est que la Révolution française, qui a instauré "Liberté, égalité, fraternité", elle a aussi sacralisé le droit de la petite propriété privée, donc on butte là dessus.
Nous parlons de propriétaires particuliers, mais vous travaillant au sein de la ville de Toulouse, est-ce que vous connaissez justement le nombre de bâtiments inoccupés attenant à la municipalité qui pourraient faire l'objet de réhabilitation ?
D'abord je ne travaille pas à la ville, je travaille sur la ville, c'est un peu différent, dans mes terrains de recherche, j'ai ce terrain là, mais je suis moi une chercheuse du CNRS. Néanmoins répondre à votre question : bien sûr, on la connaît la cartographie de la propriété communale est connue, elle est très bien connue, la commune de Toulouse, comme toutes les communes sait de quels bâtiments elle est propriétaire. Simplement, on est dans des situations extrêmement complexes, vous savez que les collectivités locales aujourd'hui ont été soumises à des restrictions budgétaires conséquentes. Donc que font un certain nombre de collectivités locales ? Elles vendent ces biens là, ce que fait la ville de Toulouse, comme toutes les métropoles ou toutes les grandes villes. Donc le débat pour une commune quelle qu'elle soit, c'est mobiliser éventuellement ces immeubles pour en faire du logement, de l'hébergement par exemple ou éventuellement vendre le bien pour accroître le budget de la collectivité. C'est la même chose pour l'Etat, l'Etat est un énorme propriétaire et une des propositions faites par l'Etat à un certain nombre de collectivités, c'est de leur vendre à bon prix un certain nombre de propriétés de l'Etat : Jolimont à Toulouse, avec l'exigence d'y faire un nombre de logements sociaux considérables. Et c'est ce qu'il se passe effectivement dans la négociation entre l'Etat et la ville de Toulouse à propose de Jolimont. Mais vous voyez immédiatement la réaction des riverains : comment ? On va construire là ? Modifier notre cadre de vie, etc.
Donc on revient sur ce que j'ai indiqué tout à l'heure, les choses là aussi ne sont pas simples. Et les bailleurs sociaux sont mis dans la même situation : vendez des logements sociaux pour en construire d'autres, ce qui est pour le moins un paradoxe. Et on voit aujourd'hui un certain nombre de sociétés HLM vendre leurs logements et on pourrait dire que c'est une bonne chose, par rapport à la question que vous posiez tout à l'heure, parce que ces gens qui sont locataires dans le parc HLM et qui ne pourront pas accéder sur le marché privé accèdent à la propriété de leur logement, c'est plutôt on pourrait dire une bonne chose. Oui, mais on a besoin de logements locatifs sociaux, donc on en perd et vous voyez bien aussi la contradiction : dire à un bailleur social pour construire du logement social, vendez une partie de votre patrimoine et regardez le principal bailleur social de Toulouse a annoncé la vente d'un certain nombre de logements sociaux. C'est bien, ça participe à permettre aux gens de changer de statut, d'accéder à la propriété, mais on se prive aussi d'une offre dont on a besoin par ailleurs, sachant que le parc social aujourd'hui, sa rotation - c'est à dire la capacité d'un bailleur à proposer des logements aux demandeurs de logement - diminue, parce que quand vous avez la chance d'avoir un logement social plutôt bien situé, évidemment compte tenu de ce qu'est le marché, vous ne quittez pas votre logement social. Et on voit aujourd'hui, il y a du logement social au Mirail, c'est là où le taux de rotation est important, parce que quand la situation des gens s'améliore, ils quittent pour aller ailleurs. Par contre, il y a des endroits où au fond un logement se libère quand une personne décède en clair. Il y a du logement social à Saint-Georges que vous ne repérez pas, personne ne sait que c'est du logement social. Quand vous avez la chance d'avoir un logement social bon marché à Saint-Georges, autant vous dire que vous ne le quittez pas, même si vous avez une résidence secondaire ailleurs, et ça pose un problème ça. Quand vous rentrez dans le logement social, vous y êtes de droit pour le restant de vos jours, quelle que soit votre situation. Si votre situation s'améliore, si vos revenus sont supérieurs au plafond, dès lors que vous êtes locataire, vous y restez. Et là aussi, on a inventé un dispositif : le surloyer, vous allez payer plus. Sauf que pour les bailleurs, c'est compliqué, faire payer plus leurs bons locataires, il ne faut pas les perdre non plus, donc voyez, on est dans des choses très très complexes.