Dissonances de nos conventions cartographiques à l’aune des pratiques néo-nomades
Corps flous, pratiques impermanentes, réseaux interstitiels

© Louna Quienne
C'est en regard de sa pratique récente et assidue des sports de pleine nature (randonnée, planche à voile, surf…) que Dunith Azil s’intéresse d’abord aux pratiques néo-nomades contemporaines. Au fil de ses rencontres et de ses discussions, elle fait pour elle-même le choix d’un habitat mobile, qui lui apparaît “inévitable”. Il facilite les déplacements entre les spots, permet d’accéder à des lieux reculés et de transporter du matériel, cela sur des périodes très variables. Au-delà de son regard et de sa sensibilité, un lien est déjà établi avec mon champ d’étude. En effet, elle a dans son enfance côtoyé “de façon insouciante” des personnes vivant dans des habitats mobiles ou qui pratiquaient diverses formes de nomadismes, au sein de festivals, de villages alternatifs ou encore d’éco-lieux. Sa famille a aussi ponctuellement adopté ce mode de vie ; elle fait toutefois de mettre sa propre expérience au second plan, de manière à se confronter à un imaginaire collectif. Si ce mode d’habiter nous rapproche de facto de pratiques dites “éco responsables” ou “minimalistes”, Dunith Azil se propose plus particulièrement d’observer comment ce changement de mode de vie ou d'habitat impacte la relation que des personnes peuvent avoir à leur environnement.
“Un rapport instinctif d’adaptation, une affinité avec les espaces naturels, un intérêt pour l’économie, l’improvisation et la simplicité... J’avais comme un pressentiment quant [au rôle des néo-nomades] dans l’appréhension de « nos » territoires - et des crises spatio-économiques actuelles.”
source : Journal de recherche

© Louna Quienne
L'auteure s’interroge dans un premier temps sur ce que ces imaginaires nous donnent à voir. C’est sur la base d’une documentation indirecte à propos de récits de vie nomade que se construisent ses premières réflexions. Archives du mouvement britannique “new age travellers”, film sur les travailleurs précaires des steppes des Amériques, compte Instagram prônant le low-tech, étude de la figure du hobo, liste des aires de gens du voyage… Il apparaît que les individus en marge révèlent la manière dont nos sociétés sédentaires occidentales habitent le monde et s’organisent sur leur territoire. Ces pratiques marginales adoptent une posture radicale vis-à-vis de ce territoire habité, elles pressentent et explorent des alternatives possibles face à diverses crises : environnementales (économie d’énergie, construction d’un rapport moins prédateur aux espaces naturels), sociales (travail, impermanence, distanciel) et spatiales (crises du logement, externalisation de l'habitat) - et ce à différentes époques spatio-temporelles.
Il ressort que les pratiques nomades ou marginales déroutent, et notamment les autorités administratives : les pratiques éphémères ne sont pas définies à priori car elles sont animées par des formes d’improvisation, d’intuition, de « débrouille » et d’adaptation. Le rapport particulier des néo-nomades au territoire interroge nos outils de représentations et de collecte. L’attrait de l’Occident pour l’archivage, qui s’exprime par la collecte de statuts administratifs comme moyen d’affirmer l'existence d’une entité étatique, tend à la standardisation, à une surveillance accrue, mais aussi à un quadrillage de l’espace, à un contrôle permanent qui gagne en ampleur avec l’essor des technologies numériques et digitales. Dès lors que de l’information est collectée, l’on nourrit ce système de suivi-surveillance du territoire et des individus.

© Louna Quienne
Son expérience personnelle lui garantit une certaine aisance d’approche et d’accès, au premier abord. Mais cette assurance disparaît dès qu’elle se positionne en tant qu’observatrice qui se doit de restituer ce qu’elle voit. Elle reste donc volontairement floue dans la présentation des personnes interrogées, et s’applique plus à opérer une distanciation juste et une proximité contrôlée. Les échanges sont enregistrés, puis d’abord retranscrits par une sorte d’”obligation de restitution”. Perçu comme une faiblesse dans les débuts de sa recherche (“quelle légitimité ai-je alors de retranscrire ces vécus et de les exposer ?”), elle revendique finalement ce positionnement comme une forme de respect de l’intime et des individus. Ceci la pousse à chercher les limites et les conditions de dévoilement des identités dans la collecte et la restitution des données.
En construisant ses protocoles et sa méthode d'enquête de terrain, elle clarifie son positionnement lié au regard spécifique du designer dans le milieu de la recherche en sciences humaines. Si cette discipline nourrit nos réflexions et nos connaissances collectives, elle amène effectivement certaines prises de décisions dans notre organisation sociale ; l’enquêteur peut donc se voir porteur d’une lourde responsabilité.
Pour Dunith Azil, cette responsabilité pèse à la fois lors de la récolte de données, et lors de la diffusion de ces données. Ces recherches sont traditionnellement peu accessibles et académiquement très codifiées. De plus en plus de chercheur.se.s travaillant avec des amateur.ice.s, tentent de diversifier leurs outils (photographies, dessins, arts…) et de partager leurs travaux.
L’auteure se propose donc d’intervenir aux diverses étapes de la recherche - documentation protocolaire, moment de retranscription et de restitution - pour proposer des systèmes de mise en forme, de visualisation de résultat de recherche, et de diffusion. Ceux-là devront respecter ce qu'il y a de privé dans la vie des individus, et rendre compte de la complexité propre à leurs manières d'habiter.

© Louna Quienne

Bibliographie
TSING.L. Anna, Le champignon de la fin du monde, Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme, Chapitre I, 3. De quelques problèmes d’échelle, traduit par Philippe Pignarre, Les Empêcheurs de penser en rond, 31/08/2017