Wild-Tech & Milieu-Tech. Repenser la technologie ?
Intervention de Victor Petit lors de l'événement "Wild-Tech & Milieu-Tech. Repenser la technologie ?" dans le cadre du programme de recherche Changer d'échelle le mercredi 3 mars 2021 à l'isdaT au Plateau Média.
Retranscription de la conférence
Introduction
Victor Petit : "Bonjour à tous, donc moi c'est Victor, le philosophe, et voici Yann, l'anthropologue. On va commencer essentiellement par des concepts, je vais tenter de vous introduire à la distinction entre écologie du milieu et écologie de l'environnement, pour, après l'intervention de Yann, préciser ce que j'entend par Milieu-Tech, une fois qu'il aura présenté son concept de Wild-Tech. Pour le dire vite mais ça vient d'être dit, les deux s'accordent sur l'idée que le Low-Tech est un concept particulièrement mal nommé, et Wild-Tech comme Milieu-Tech tentent de proposer une lecture des technologies alternative qui ne se satisfasse pas de cette dichotomie un peu trop simple.
Je vais présenter le contexte, ensuite les deux oppositions entre milieu et environnement, et ensuite je vais vous faire une perspective historique sur le Low-Tech, c'est le mot aujourd'hui qui est à la mode, le mot est nouveau mais l'idée est ancienne, ne confondez pas le mot et la chose, donc on re-dit des choses anciennes sur un mot nouveau, c'est souvent le cas. Avant on parlait d'écologie industrielle, aujourd'hui on parle d'économie circulaire, ça dit exactement la même chose sous des mots différents. Voilà, une fois que j'aurai présenté cette perspective historique je laisserai la parole à Yann, qui rassurez-vous prendra beaucoup plus d'exemples en tant qu’anthropologue, plus de terrain, et tentera d'illustrer ce que l'on dit et ensuite je reviendrai si on a le temps sur le concept de Milieu-Tech."
Présentation du contexte
L’Écologie à l’ère du numérique
"Je commence par la conclusion - le début va être assez conceptuel - les trois propositions hétérodoxes que je vous soumets : Un, l'écologie n'a rien à voir avec la nature, vous allez voir je vais vous présenter une tradition d'écologie sans concept de nature qu'on appelle l'écologie du milieu technique. Deux, l'écologie n'a rien à voir avec l'environnement, ce que je vais tenter de vous montrer, je tiens à vous dire, puisque je m'adresse à des étudiants en design, que le mot environnement est importé dans les années 1970 exactement au même moment que le mot design en France.
On parlait d'esthétique industrielle avant de parler de design, il y a toute une liste, le mot design n'est vraiment pas un concept assuré, enfin pas évident, pour moi le sens que je lui donne c'est très proche du concept de technologie, sur lequel comme vous l'avez dit dans le résumé, je voulais vous en parler, mais on aura probablement pas le temps. Le point à comprendre, et il y un texte j'y pense là essentiel, qui est celui de Baudrillard qui s'appelle « Design et environnement », les deux concepts sont vraiment nés en même temps. Il faut bien comprendre cette chose, c'est que l'environnement est la face symétrique du concept pratique de design, l'objet du design étant l'environnement, et c'est vraiment historiquement important. Et derrière ce mot environnement en fait il y a d'autres types de design possibles, design de l'environnement, design du milieu que je vais vous éclairer, et l'écologie n'a rien à voir avec un surplus de spiritualisme, on entend beaucoup aujourd'hui qu'il faut changer nos valeurs, plus de spiritualité, c'est pas du tout mon approche.
En gros, pourquoi, parce que ça ne sert à rien de faire semblant d'être animistes, nous ne le sommes pas, nous ne le serons jamais avec une carte bleue en poche et un smartphone, ça sert à rien. Mais par contre il faut être beaucoup plus matérialistes. Notre société n'est pas trop matérialiste, elle ne l'est pas assez. Comment on est plus matérialiste ? En voyant des flux de matière et d'énergie partout où vous voyez des marchandises. Ouvrir la boîte noire et voir des flux de matière et d'énergie c'est déjà le premier processus qui travaille à notre conversion écologique. Et comme vous allez voir, si l'écologie n'a rien à voir avec tout ça, elle a à voir avec quoi ? avec la transition démocratique, comme on va le voir."
Face à l’expansion du numérique : les techno-solutionnistes et les techno-sceptiques
"Le contexte il est assez simple : aujourd'hui on est clivés entre deux positions comme si on avait le choix, entre d'un côté la 5G, qui s'impose comme notre destin, et ceux qui critiquent la 5G sont qualifiés d'amish par notre cher président, ceux à quoi Jean-Marc Jancovici lui répond virulemment et il a bien raison. Juste quelques mots sur les amish, c'est une vieille lecture, je suis pas du tout spécialiste des amish, mais Richard Sclove, spécialiste de démocratie technique fait des amish un exemple de démocratie technique. Pourquoi, parce que contrairement à ce qu'on croit ils ne refusent pas toute nouveauté, toute innovation technologique, il y a des communautés amish qui ont internet etc., mais par contre à chaque fois qu'une innovation, qu'une nouvelle technique est proposée à la communauté elle est systématiquement débattue par l'ensemble de la communauté avant d'être acceptée ou non. Donc dire des amish qu'ils sont systématiquement anti-progrès technologique c'est faux, et voilà, et donc il faudrait avant d'accuser les écolos d'amish, s'intéresser à eux.
Le débat actuel est en gros entre d'un côté les techno-solutionnistes, les techno-prophètes, Ray Kurzweil, le directeur de la recherche scientifique chez Google qui est appelé le transhumaniste en chef, en est un exemple. En France, mon ennemi préféré, Laurent Alexandre, en est un autre exemple. S’il y a bien un homme à abattre dans ce que je vais dire, c'est Laurent Alexandre, on ne pense pas sans ennemi, qu'on soit bien d'accord, donc c'est notre ennemi. Et donc face à ça il ne s'agit pas d'être techno-critique, il ne s'agit pas de critiquer la technologie - loin de là, je suis simondonien - donc Gilbert Simondon philosophe des techniques - donc technophile certes, mais techno-sceptique sur cette idée qu'aucune solution à la crise écologique ne sera que technique. C'est-à-dire que la technique seule n'apportera aucune solution à la crise écologique pour des raisons qui sont scientifiques et qui sont prouvées disons depuis Georgescu-Roegen, au moins. Le contexte donc, c'est que le XXIème siècle sera à la fois numérique et écologique, et qu'on a toujours pas compris comment le "à la fois" est possible.
L'expansion du numérique est un fait. On parle de révolution numérique et on préfèrerait, nous les écolos, parler de révolution écologique tandis qu'on parle de transition écologique. L'expansion du numérique est un fait, et on a grandi, enfin j'ai grandi avec l'avènement du numérique et de mensonges du marketing qui nous expliquaient que, avec le numérique on allait pouvoir faire plus avec moins - le slogan du design sur lequel je reviendrai mieux - pourquoi, parce que plus de services sur moins de matériel, et donc c'était l'idée que le numérique allait aider au découplage. Le découplage chez les écolos c'est l'idée qu'on peut continuer la croissance économique tout en la découplant d'une croissance matérielle, des flux matériels d'énergie. Ça encore, je vous renvoie à toute la littérature de l'économie écologique, ça a été maintes fois critiqué - un livre : Tim Jackson, Prospérité sans croissance. Mais quoi qu'il en soit le marketing nous a nourri de ce mensonge. Les faits sont là : on consomme de plus en plus d'objets numériques, le numérique a accéléré l'obsolescence de nos objets, bref vous avez plus d'objets aujourd'hui que j'en avais il y a 20 ans, et moi-même, etc. Donc, la dématérialisation est un pur mensonge. Sans compter évidemment le fait que les Datacenters sont extrêmement énergivores, etc."
Crise écologique : ressources et déchets
"Bon, sur la question, pourquoi j'introduis sur le numérique ? Puisque justement, pour éviter de tomber dans cette idée que le Low-Tech puisse se faire sans le numérique, parce que les Low-Techs avec un smartphone en poche nous interdisent de penser le Low-Tech comme position simplement artisanale. Donc les derniers rapports sont tous inquiétants, je renvoie au dernier livre de Fabrice Flipo sur L'impératif de la sobriété numérique, il y a deux manières d'aborder la crise écologique, soit par la question des ressources, soit par la question des déchets. Le véritable problème est un problème de déchets, de poubelles, plus que de ressources, dont on peut toujours imaginer une substituabilité, mais là c'est pas le propos. Si on se limite à des objets aussi banals et ordinaires que ceux-là - au-delà du pic du pétrole déclaré depuis 2018 - on est passé de l'autre côté de la courbe, du moins pour le pétrole conventionnel, il en va de même pour tous les métaux, quelques-uns sont mentionnés ici.
Comme vous le voyez dans cette infographie-là, dans quelques temps il n'y aura plus d'argent et d'or exploitable sur la planète à l'échelle de prochaines décennies, donc crise des ressources d'un côté, et excès de déchets, crise des déchets de l'autre. La quasi-totalité de nos déchets numériques sont externalisés, la plupart en Afrique, la plupart dans des mains d'enfant, dans des décharges informelles comme vous le voyez. La part de ceux qui sont recyclés est infime, et tout ça dans l'illégalité la plus totale, et pour l'instant on a l'air de s'en accommoder. À partir de là il y a deux solutions : soit on se dit c'est super on compte sur les ingénieurs pour qu'ils nous fournissent des smartphones plus performants, plus ceci, plus cela, plus tout, mais la réalité des chiffres, et je cite pas des écolos mais des spécialistes High-Tech, la réalité des chiffres est là pour nous dire le mensonge.
Donc en gros tant qu'on s’en tient à l'idée que je vais commencer à introduire du “design pour l’environnement“, c'est-à-dire l'idée qu'on peut faire des objets plus éco-compatibles, qui consomment moins d'énergie, qui développent plus de puissance sur moins de matière - tout ce que fait, tout ce que raconte la loi de Moore - en dépit de tout ça (en dépit de la loi de Moore, en dépit de la loi de Koomey, qui est l'équivalent au niveau énergétique), en dépit de la dématérialisation annoncée qui nous offre plein de services sur un seul et même support, en dépit de tout ça, et notamment en raison des effets rebonds - à s'en tenir donc aux indicateurs environnementaux - il n’y a aucune raison d'espérer de ce côté-là. C'est-à-dire que les impacts environnementaux du numérique sont désastreux, et aucune bonne lueur n’apparaît. Donc à partir de là, soit on déprime, soit on essaye de changer de logiciel. Alors comment on change de logiciel, là il y a marqué dans le livre duquel je m'inspire, « Du côté négatif, les effets rebonds empêchent la réduction de l'utilisation totale des ressources matérielles, en dépit du découplage [...] Du côté positif, les TIC ont le potentiel de soutenir des modes durables de production et de consommation » et seuls les effets systémiques (Structural Impact) qui impliquent « le changement de comportement (styles de vie) et le changement structurel économique » sont prometteurs.
Donc on ne va pas s'intéresser aux objets numériques, mais à ce qu'on va appeler Design pour le milieu, au moment où le numérique est susceptible d'une transformation des modes de consommation et des modes de production. Parce que du côté du design d'objet, du design de l’environnement - c'est-à-dire de l’éco-conception -, tous les efforts faits par les ingénieurs sont contrebalancés, notamment par les effets rebonds. Voilà ce que je résume ici dans un tableau. Donc il faut se concentrer sur les effets de troisième ordre, c'est-à-dire le moment où le numérique, les plateformes numériques autorisent une transformation sociale profonde de nos modes de consommation et de production.
Donc je termine ce rapide aperçu par juste une citation qui est bien, c'est-à-dire que pour une citation qui est tirée de deux designers que vous connaissez probablement : [Gaëlle Gabillet & Stéphane Villard] « si le design assume sa vocation industrielle tout en prenant en compte les enjeux de société, il nous faudrait alors créer des objets en plus qui auraient vocation à générer des objets en moins ». C'est très joliment dit, c'est évidemment plus facile à dire qu'à faire, on va tenter de voir comment."
L’écologie politique pour penser une transition
"Ça c'était donc l'introduction contextuelle, comment concilier transition numérique et transition écologique, la première manière de le concilier c'est la manière chinoise qu'on va appeler la Big-Tech : une gouvernance numérique centralisée qui mêle l'écologie à la question des risques et de la sécurité, et de ce point de vue-là, ils vont nous livrer clés en main une Gouvernance numérique verte et c'est les plus avancés de ce point de vue-là. C'est un modèle de gouvernance numérique écologique qu'on va appeler Big-Tech. Face à ça, il y a une solution mise en place, c'est celle de la sobriété numérique, portée par le Cheap Project et tout un tas d'autres acteurs - sur lequel je dirai quelques mots après - pour vous dire d'emblée l'idée, c'est-à-dire qu'il faut jamais séparer le mouvement écologique du mouvement du libre, qui ont beaucoup de choses à se dire, et quand je pense aux transitions numériques possibles je pense beaucoup aux valeurs portées par ce mouvement.
Donc moi je vais m'inscrire dans une tradition qui est celle de l'écologie politique, et que vous pouvez résumer par le triangle que vous voyez là, qui remplace le triptyque républicain : à la place de liberté, égalité, fraternité vous avez autonomie, responsabilité et solidarité. Je vais surtout insister sur trois mots-clés essentiels - pareil qui sont plus faciles à dire qu'à faire. S’il y a bien une chose qu'il est très difficile d'être aujourd'hui c'est d'être responsable, d'être responsable des déchets que je génère, d'être responsable du travail des enfants que je n'assume pas etc, on n’est pas responsable de l'ensemble de nos achats de consommation. On va surtout se concentrer, là, sur l'économie technique qui est une valeur clé de la Low-Tech, et plus généralement de l'écologie politique."
Concepts de milieu et environnement
Deux traditions d’écologie politique
"Pour ça, je vais resituer : il y a deux grandes traditions d'écologie : une tradition qui serait plutôt américaine, et il faut bien comprendre que les américains ils ont le concept de wilderness, les grands espaces sauvages où l'ingérence de l'homme est interdite, donc c'est la nature, en tant que l'homme y est absent. Ça, on n’a pas en Europe, il n'y a pas de paysage sans pays, enfin il n'y a pas de pays sans paysage et il n'y a pas de paysage sans paysans. C'est-à-dire qu'on a pas de wilderness. Même les Alpes sont hautement anthropisées depuis longtemps - un merveilleux film, Alpi, d'un artiste, si vous voulez voir, comprendre que les Alpes sont avant tout une grosse infrastructure technique, regardez Alpi d'Armin Linke. Bon voilà, il y a des contextes géographiques et culturels différents, et qui ont donc donné des traditions différentes, une qui a donné l'éthique environnementale que j'appelle ici l'écologie de la nature, et en gros qui se questionne sur la valeur intrinsèque du vivant. Alors on va débattre, est-ce que c'est le vivant en tant qu'individu, est-ce que c'est le vivant en tant que communauté etc, mais c'est essentiellement une écologie de la nature, une écologie du vivant et des droits du vivant.
La manière dont l'écologie politique est née sur le continent n'est pas du tout la même. C'est avant tout né dans un contexte de guerre froide, d'opposition au passage du nucléaire militaire au nucléaire civil, et les noms c'est Günther Anders, Hans Jonas, Jacques Ellul, philosophes des techniques, Charles Bonneau, etc. Donc bref c'est clairement du côté de la technique qu'on va chercher notre tradition d'écologie politique. En gros le questionnement est celui, non pas tant d'une perte d'une nature, mais d’une perte d'une culture, c'est-à-dire d'un savoir-faire technique qui est perdu par une société industrielle et consumériste qui nous ferait perdre la culture vernaculaire qui était la nôtre. Donc les figures constitutives de l'écologie politique, retenez quelques noms, mais c'est juste retenez l'idée. En France en gros c'est Gorz, Castoriadis et Guattari. Trois philosophes et entre lesquels vous trouvez pas le concept de nature - ou de manière absolument anecdotique -, ni celui d’environnement, mais dans lesquels vous trouvez le concept de milieu. Systématiquement la transition démocratique et la transition écologique sont pensées ensemble, car Cornelius Castoriadis est avant tout un penseur de la démocratie.
Donc leur question essentielle pour cette économie-là, c'est la question de l'autonomie technique, on ne s'oppose pas à la technique, on s'oppose au contraire à la perte d'autonomie technique qui était celle des sociétés pré-consuméristes. Donc en gros, du point de vue de l'écologie des techniques, étant donné qu'on vit dans un univers qui est - moi je suis parisien, la seule nature qui s'offre à moi c'est des pigeons - on vit dans un univers essentiellement technique, donc la question essentielle c’est, si vous voulez l'essentiel de l'écologie elle se joue dans votre rapport aux techniques. Si vous voulez sauver les ours blancs, le meilleur moyen c'est quand même de changer votre rapport aux techniques, et en l'occurrence de s'intéresser à ce qu'on fait tous les jours, à savoir être sur Google, ou Alphabet, ou éventuellement d’adopter les services alternatifs comme je vous y encourage."
Perspectives historiques sur le Low-Tech
Croissance verte américaine et limites de la croissance européennes
"Toujours dans la présentation conceptuelle historique de l'écologie politique : il faut comprendre que depuis le début, - c’est quoi le début ça va être les années 60-70 -, 1 : l'essentiel du cadre écologique, enfin de la pensée écologique est posée dans les années 70, depuis on bégaie très largement, les auteurs que je vous ai cités sont antérieurs, et 2 : il faut pas croire que la pensée écologique est unifiée. Depuis son départ, elle est traversée de tensions, voire d'oppositions entre des personnes qui emploient le même mot mais dans des visions absolument différentes. Je donnerai quelques exemples mais je suis pas sûr d'en parler dans les slides qui viennent.
Si vous voulez, la version “croissance verte” / ”solutionnisme technologique” de la rencontre du design et de l'environnement, s'il y a qu'un nom c'est Buckminster Fuller, qui est à la fois le père de la Design Science - c'est pas rien - mais le père de la métaphore des esclaves énergétiques - dont je vous parlerai peut-être en conclusion - et aussi le père de la métaphore de la terre comme vaisseau spatial. Ok, et qui on met aux commandes du vaisseau spatial Terre ? Le designer, et le design en lieu et place de la politique. Il faut bien comprendre que le design vient remplacer la politique dans la pensée. Et de ce point de vue-là, Fuller me semble être vraiment à la base de toute l'idéologie californienne, qui remplace : on fait plus de politique mais par contre on fait des applis. Comme il y avait le Wire qui avait titré « Y a-t-il une appli pour sauver de la faim en Afrique ? ».
Voilà, donc là on est vraiment dans le solutionnisme technologique, donc ça c'est Fuller. Et si vous voulez la version à la même époque, donc au moment où Fuller fait, joue en plus de la rencontre entre l'ordinateur et de l'écologie en faisant son World Game - premier co-design, où il tente de résoudre le problème énergétique à l'échelle mondiale - il y a la même rencontre de l'ordinateur et de la question écologique avec le modèle World 3, qui donnera le rapport Meadows, les deux sont contemporains. Dans un cas c'est croissance verte, dans l'autre c'est les limites de la croissance. Et l'écologie depuis le début elle est divisée dans ces deux camps. Donc André Gorz l'avait très bien compris, et en gros, pour vous dire très vite, on va opposer une écologie top-down et une écologie bottom-up, une écologie globale/locale, high-tech/low-tech, artiste/sociale, industrielle/politique, etc. À mon sens, tous ces types de positions peuvent se ramener à l'opposition entre l'écologie de l'environnement et l'écologie du milieu."
Le Milieu n’est pas l’environnement
"Juste pour voir d'où je tire le concept, il y a mille manières de l'aborder, mais le concept de milieu d'Umwelt par opposition à celui d'environnement Umgebung, il est théorisé notamment par un éthologue qui s'appelle Jakob Von Uexküll.
Juste que vous compreniez très rapidement, là on partage tous le même lieu, le même environnement, l'environnement est un espace abstrait dans lequel on peut se placer tous, et qu'on partagerait. Dès lors qu'on pense en termes de milieu, le milieu, contrairement à l'environnement, il est centré sur le vivant dont il est le milieu. Il suffit que je mette une mouche dans cette salle, on partage le même lieu, on partage le même environnement, mais par définition on ne partage pas le même milieu. L'espace-temps de la mouche, mais au sens fort, l'espace-temps de la mouche n'est pas le vôtre. Et de croire que la mouche vit dans le même espace-temps que nous c'est ce qu'on appelle un anthropocentrisme, ce qui ne faut plus faire, c'est-à-dire ne pas laisser place au perspectivisme vivant.
Ok, donc le milieu comprenez bien que le milieu c'est avant tout un concept biologique, et que le milieu est centré sur un vivant dont il est le milieu et comprenez comme espace-temps. Uexküll il montre bien que le temps n'est pas le même pour un escargot que pour vous, évidemment l'espace n'est pas le même non plus, c'est son espace d'action etc. Et là vous avez voilà, en dessous vous avez l'environnement tel que vous l'imaginez de l'abeille et en dessous vous avez le milieu de l'abeille, c'est-à-dire le monde dans lequel elle vit, qui n'est pas votre monde. Donc le milieu c'est, il y différentes manières d'opposer ces deux concepts différents, j'ai fait l'histoire du concept de milieu, je vais pas la retracer mais c'est d'abord un concept physique, puis biologique, puis sociologique : Durkheim, puis technique, Leroi-Gourhan et Friedman, pour ensuite se faire remplacer par le concept de design et d’environnement qui arrive dans les années 70 et qui deviennent globish. Le point à comprendre donc, le milieu dans son histoire - je vous l'ai dit - il est à la fois bio, socio, technique, donc il ne dit pas la nature par opposition de la culture. Donc il va, et un premier concept de milieu nous évite de rejouer sans cesse les anciennes querelles du dualisme. Le milieu est par définition toujours bio, socio, technique.
Le milieu en français ça veut dire deux choses : ça veut dire l'environnement, mais ça veut dire aussi le médium : l'entre-deux, l'intermédiaire, le centre. Et il faut toujours faire jouer les deux sens du mot ensemble, c'est pour ça que c'est un concept, et si une fois qu'on a fait jouer les deux sens du mot ensemble on s'aperçoit que le milieu n'est pas extérieur. L'environnement, comme son nom l'indique, il environne, il est extérieur, il est donc aussi extrinsèque. Si vous voulez changer d'environnement, il suffit de changer d'extériorité. Pour changer de milieu, il faut vous changer aussi vous-même. Pourquoi, parce le milieu - il y avait le concept de milieu intérieur - il est à la fois intérieur et extérieur. La manière de comprendre ça de manière très simple, l'environnement est un concept absolu, le milieu est un concept relatif. Relatif au vivant dont il est le milieu. Donc, le milieu est un très mauvais substantif, on ne peut pas parler "du milieu", c'est toujours le milieu de “qui ?” Et donc ça évite de poser des pensées hors-sol. Et ce type de distinction est essentiel, dans un cas pour changer d'environnement, il suffit que je change d’environnement. Alors que soit je me contente de réaménager, soit je compte sur les ingénieurs pour faire enfin des smartphone compatibles avec la vie sur terre. Mais pour changer de milieu, il faut aussi que je change mes propres normes. Donc il faut aussi se changer soi-même, c'est évidemment plus dur. C'est plus facile de changer d'environnement que de nous changer nous-même."
Écologie de l’environnement et écologie du milieu, du point de vue de l'industrie et de la ville
"Donc en gros, je vais donner des exemples, rassurez-vous, en gros, il y a deux types d'écologie. Une, l'écologie de l'environnement on pourrait l'appeler éco-design ou éco-conception. C’est-à-dire limiter les impacts environnementaux d'un produit sur l'ensemble de ses phases du cycle de vie, ces cinq phases du cycle de vie. C'est une solution qui est nécessaire, mais insuffisante. Il faut le faire, mais elle ne suffira jamais - puisqu'elle est uniquement technique - à nourrir la transition écologique que nous espérons. Donc la première c'est réduire l'impact sur l'environnement en modifiant nos techniques pour les rendre plus éco-compatibles, elle tente de limiter les impacts environnementaux, que ça soit carbone, en eau, ce que vous voulez, aux différentes phases de vie. L'autre, et c'est là où ça change tout, elle ne se contente pas de limiter, de changer nos techniques, elle tente de changer notre milieu de vie et donc nos relations aux techniques. Et cette simple nuance change tout, vous allez voir. Dans un cas, l'écologie de l'environnement effectivement, elle va donner des normes environnementales, et à partir du moment où on trouve une solution plus éco-optimale, la LED elle produit autant d'énergie avec moins de consommation, alors on va vendre la même LED partout dans le monde.
Elles sont par définition reproductibles. C'est des solutions qui sont pensées comme applicables partout, parce qu'elles ne sont pas prises dans une logique du milieu. C'est une bonne solution technique, et comme telle on peut l'appliquer en Afrique, comme partout. Et donc sur ce modèle-là, évidemment on peut penser les Smart Cities. Le propre des Smart Cities c'est qu'elles se ressemblent toutes. Si on imagine les Smart Cities, c'est la fin des cities, toutes les Smart Cities étant conçues sur le même modèle etc. Donc dans un cas elle est reproductible, dans l'autre, elle est propre à chaque territoire, et donc à chaque commoner. On parlera des communs très vite fait sur la fin.
L'écologie de l'environnement donc modélise les stocks et se concentre sur l'optimisation technique, tandis que en écologie du milieu - ce que j'appelle telle en tout cas - vous trouvez beaucoup le concept de capabilité, qui est emprunté à Amartya Sen, mais qui insiste beaucoup sur l'autonomie des sujets, pour dire très vite."
Écologie industrielle et écologie industrielle et territoriale
"Cette opposition milieu-environnement vous la trouvez un peu dans tous les champs disciplinaires. Si vous voulez il y a deux types, je vais commencer par le plus important : il faut vraiment distinguer l'économie environnementale qui tente d'intégrer les questions environnementales au paradigme dominant de l'économie, donc à donner à la nature un prix, à intégrer des calculs coût/bénéfice sur la pollution etc. Ça c'est l'économie environnementale, qui n'a rien à voir avec l'économie écologique qui tente de repenser l'économie sur la base des limites naturelles. Et donc voilà, la base de l'économie écologique c'est avant tout la critique des indicateurs actuels, dont celui du PIB. Et vous voyez bien qu'il y a une opposition entre économie de l’environnement - qui est la seule assumée aujourd'hui à l'échelle gouvernementale - et l'économie écologique - qui est la seule appelée de ses vœux par tous les écolos dignes de ce noms.
Du côté du design, l'opposition que je vous ai faite en gros il y a Buckminster Fuller d'un côté, très lié à Stewart Brand, qui va du Whole Earth à son dernier livre Whole Earth Discipline, et de l'autre côté on peut mettre Maldonado et Papanek. Si je vous invite à lire un livre, ce serait celui que vous voyez là de Maldonado (Design, nature & révolution) qui est frontalement opposé au design de l'environnement de Fuller. On retrouve les mêmes en écologie industrielle, avec une vision très technicienne et très techniciste, qui est en gros une écologie beaucoup plus de l'industrie plutôt que de la société, et une vision qui rajoute le "T" - écologie industrielle et territoriale - qui par définition va intégrer des paramètres comme la capabilité des acteurs, qu'il n'y a pas dans la première écologie industrielle."
Smart city et smart citizen
"Pour le comprendre très simplement, du côté de l'urbanisme il y a une vision qui est celle de Smart City, et vraiment la question c'est “est-ce qu'on peut penser une Smart City qui ne rende pas les citizens non smart”, parce que on a l'impression que plus les objets sont smart, que plus les sujet sont cons. Donc Smart City c'est évidemment un modèle top-down, qui est pensé par des ingénieurs indépendamment de toute logique de participation citoyenne, sur le modèle de Masdar ; c'est à dire que la ville est construite avant même qu'elle soit habitée. Sur l'autre modèle, c'est-à-dire des modèles plutôt du côté du Fab City de Barcelone, qui avait fait notamment le “Smart Citizen Kit”. Donc voyez, là on a du numérique, on a un paramétrage de l'environnement, on a une certaine philosophie du contrôle, donc on pourrait se dire on est clairement du côté du High-Tech, des Smart Cities mais avec cette différence essentielle que c'est sur la base d'une contribution des habitants. Et du coup, le “Smart Citizen Kit” va s'opposer en tous points aux Smart Cities - modèle Masdar - et va développer plutôt un modèle de la Smart City qui n'est pas compatible avec l'intelligence citoyenne, puisqu'elle présuppose sa contribution, sa culture technique, et son changement. Le laboratoire Movilab avait beaucoup bossé en ce sens. En gros, toute la littérature, si vous voulez les derniers livres de DFS (design for sustainability) vont dans ce sens-là."
Design For Environment et Design For Sustainability
"On s'est d'abord concentré sur le DFE, Design for Environment - c'est le terme technique - donc en gros l'éco-conception (que je vous ai trop vite résumé, mais qui consiste à réduire les impacts environnementaux aux cinq phases du cycle de vie) pour, petit à petit, s'apercevoir qu'on s'était trop concentré sur la poiesis, la production, et pas assez sur la pratique, c'est-à-dire sur les usages, ce que j'ai appelé la relation aux techniques. Et aujourd'hui vous allez voir dans tous les bouquins de DFS, vous allez voir qu'on s'adresse beaucoup plus à la communauté qu'aux objets.
On est vraiment passé à une vision qui est consciente de l'insuffisance de l'éco-conception, ce que résume cet article. Je vais tenter d'éclairer ça par un exemple assez simple, qui est celui de l'Autolib', que je prends souvent, mais qui est assez simple à comprendre. Je mets de côté le truc le plus embarrassant qui soit, c'est-à-dire le partenariat public/privé entre la mairie de Paris et notre cher ami JC Decaux, ça c'est problématique, mais on va garder le modèle. Il y a deux manières donc de penser l'Autolib', une manière mainstream et gouvernementale - qui est encore aujourd'hui entretenue par des mensonges par nos dirigeants qui feraient mieux de retourner à l'école, et qui nous disent que l’Autolib’ - c'est génial parce que c'est électrique. Bon alors, ça produit moins de CO² à l'usage. (Autolib' c'est les voitures en libre-service à Paris, l'équivalent du vélib' en auto. donc voitures électriques) Donc soit on le voit du côté DFE, est-ce que ces voitures électriques sont plus éco-compatibles que nos voitures qui polluent beaucoup ?
Et là on se ment, on se ment et on ne connaît rien à l'histoire de l'écologie politique, le texte essentiel, un des textes essentiels de l'histoire de l'écologie politique c'est Energie et équité, 1972, d'Ivan Illich, qui prend l'exemple de la bagnole, il se contente pas de dire que la bagnole pollue, parce que ça c'est l'écologie sanitaire, on va se soucier de la bagnole uniquement quand elle atteint ma santé, mes branches respiratoires, il se contente pas de dire ça. Il dit que la bagnole est contre-productive en ville, il dit qu'elle produit l'effet inverse de ce pourquoi elle est faite. C'est à dire qu'elle ralentit, elle congestionne, et moi qui suis parigot donc pas de permis de base, je peux vous dire que la bagnole congestionne ma ville, elle ralentit ma ville, et puis sans le fait qu'elle ait tué les espaces publics et ce qui les accompagnaient. Donc l'Autolib' on peut se dire ok, DFE, est-ce que c'est plus éco. Dès lors qu'on fait un peu d'ACV (Analyse du Cycle de Vie) on sait que c'est un mensonge. Elle produit moins de CO² à l'usage, mais il faut au moins 25 ans d'usage pour que la phase de production et la phase de cycle de fin de vie soient amortis, bref, mensonge. Donc les gens qui vous disent que batterie électrique = solution, sont des menteurs, menteurs au sens qu'ils ont même pas lu le début du début de ce que tout ingénieur sait. Ok, donc ça c'est du vrai mensonge, ceux qui vont dire “on va remplacer les huit milliard de voitures par des voitures électriques”, non seulement ils sont pas écolos, mais ils sont pires, parce que ça serait grave, il savent rien comprendre, si on refait tout le parc automobile pour faire vivre Tesla, et que c'est toutes nos voitures, c'est vraiment ce qu'il faut pas faire en fait. Soit on réaffecte l'ancien, mais c'est vraiment ce qu'il ne faut pas faire. Donc ça là, il faut vraiment sortir de ce mensonge-là, c'est faux.
Donc là où Autolib' est révolutionnaire, c'est pas du tout sur cet aspect-là DFE, c'est sur l'aspect DFS, le fait de changer, de casser l'idéologie propriétaire, le fait d'arrêter de nous faire croire qu'on va vivre dans un monde où chaque individu va être propriétaire d'une voiture autonome, qu'elle soit électrique, on s'en fiche. C'est ça qu'il faut casser, donc là ce qu'on change c'est pas la technique, c'est notre relation, en l'occurrence une relation de propriété à une technique, en l'occurrence, la voiture. Et là concrètement, si vous êtes dix à utiliser une Autolib', là où il y avait dix voitures avant, vous divisez par dix votre impact environnemental. Donc là c'est sur l'économie de la fonctionnalité, beaucoup plus sur que l'écoconception, que c'est révolutionnaire."
Économie de la fonctionnalité
"L'économie de la fonctionnalité c'est un concept qui consiste à dire qu'on vend de l'usage plutôt que le produit. Qu'on vend la fonction plutôt que l'objet. Le modèle le plus B.A.-Ba c'est les lavomatiques, ça c'est le degré zéro de l'économie de la fonctionnalité. On vous loue un service plutôt qu'on vous vend l'objet. Donc l'économie de la fonctionnalité c'est aussi vieux que l'économie circulaire mais ça a été complètement occulté par le discours de solutionnisme technique qu'on nous rabat : changez rien, les ingénieurs ; moi je bosse avec des ingénieurs, ya pas de solution technique, les ingénieurs bosseront pour vous, vous en faites pas, tous vos déchets vont se transformer en ressource...Ok, par contre, l'économie de la fonctionnalité serait beaucoup plus essentielle. Je vais prendre un exemple qui est pas là, qui est pas sur mes slides, mais on va prendre le smartphone. Soit on attend des ingénieurs qu'on ait miraculeusement des machines à impact environnemental nul - ce qui est juste impossible - soit on essaye de repenser la logique propriétaire sur son smartphone. Imaginez une seconde ce que pourrait être l'économie de la fonctionnalité pour le smartphone.
Si les opérateurs, si Samsung était propriétaire du smartphone en question, nous on serait que locataire du service, donc c’est-à-dire qu'une fois qu'on s'est servi du smartphone pendant trois ans, ils sont propriétaires de l'objet, on leur rend. Alors, ils ont tout intérêt à faire l'écoconception qu'ils font pas, alors ils ont tout intérêt à faire du DFD (Design For Disassembly) parce que, quand on leur rendra le téléphone, s'ils font comme Apple ils pourront rien en faire, donc ils seront obligés d'avoir une logique de désassemblage. Ils seront obligés en gros d'internaliser ce que pour l'instant ils externalisent : les déchets, etc. Comment vous voulez qu'ils internalisent ce qui pour l'instant est purement externalisé - c‘est des concepts économiques - si on les obligent pas à être responsables, et donc propriétaires des métaux lourds qu'ils nous donnent ? Et par ailleurs ça serait tout à fait logique puisqu’on a tous gardé deux ans un truc, qu’est-ce que vous avez fait de votre smartphone en fin de vie ? Soit vous avez des associations, c'est-à-dire des bénévoles, qui s'occupent de faire ce qui devrait être pris en charge par des politiques industrielles, soit vous le foutez dans la poubelle jaune, soit vous avez rien. Et alors, où est-ce qu'on va, on retourne chez le distributeur, on lui ramène son truc et il le ramène à Apple qui en fait quelque chose ? Ça serait un vrai modèle révolutionnaire. Et ça forcerait les Samsung, les Apple à faire enfin de l'écodesign, et pas nous mentir etc.
Je vais tenter d'aller vite pour laisser la parole. Je vous ai pris quelques exemples. Je vais tenter d'être rapide, sur cet historique assez long, pardonnez-moi ça va aller vite, mais je pourrais compléter par écrit, ou après les points sur lesquels je suis allé assez vite."
Le Low-tech : Racines rurales, culture paysanne de l’autonomie
"Le Low-Tech donc c'est quelque chose qui devient très à la mode, moi j'ai pas mal de projets tutoriels autour du Low-Tech, l'ADEME me lance des trucs, bon c'est le mot actuel à la mode dont on espère qu'il aura pas la même destinée que celui de Jugaad, qui a été complètement récupéré par le marketing pour finalement plus rien dire du tout. Donc le Low-Tech on peut en voir évidemment les racines dans la culture paysanne, et je vous renvoie juste vers la Maison rustique, Encyclopédie d'Agriculture pratique, qui est un peu le guide de l'économie technique, il se trouve qu'il est réédité en ce moment, c'est une petite merveille, j'ai pas pris le temps de l'éplucher, mais je pense qu'il y a plus de savoir-faire technique dans ces cinq volumes que dans l'ensemble de ce que vous pouvez trouver dans tous les tutos du Web aujourd'hui. Juste, sur la culture paysanne qui va aussi nourrir Global Tools, qui va aussi nourrir tout ça, j'ai juste une citation de Haudricourt, qui est un anthropologue des techniques comme Yann Philippe ici. Dans un entretien il dit « mon grand-père n'était pas seulement paysan, il était charpentier, garagiste, maçon », il énumère l'ensemble des métiers et des savoir-faire techniques de la culture technique paysanne, qui est par définition une culture de l'autonomie technique, non-aliénée à la société de services à laquelle nous sommes.
Ce qui va distinguer avant tout la culture, c'est des gens qui relient l'unité du sujet de la consommation, au sujet de la production, c'est des gens qui sont maîtres de leur condition technique d'existence. De ce point de vue-là, il y a beaucoup plus de culture technique chez un paysan que chez le citadin que je suis. Donc il faut vraiment s'enlever de l'imaginaire que la culture technique elle est en ville, elle est pas à la campagne, non non. Ce qui incarne la culture technique c'est la culture rurale. Et donc de toute l'écologie, je vous l'ai dit, l'écologie technique c'est celle qui essaye de se réapproprier cette culture technique perdue pour retrouver une autonomie qu'elle a perdue. Donc évidemment les racines paysannes sont essentielles et elles seront cherchées par toutes les personnes de Global Tools qui à l'époque sont fascinées par le paysan : Zeno (La Coscienza di Zeno), Superstudio.
Bon, il y a évidemment des racines architecturales au Low-Tech, mais ce que je voudrais dire très vite, tout ça c'est vieux, on ne cesse de bégayer, de redire ce qui a déjà été fait. Il suffit qu'on lise un peu ce qui a été fait dans les année 60 - il se trouve que comme plus personne ne lit ce qui a été fait avant, mais en fait ça fait vraiment 50 ans qu'on bégaie - et en gros il y a deux versions du Low-Tech - c'est schématique encore une fois - mais une qui insiste sur l'autonomie de l'objet, dont la maison autonome d'Alexandre Pike qui était l'un des premiers modèles du genre, je rappelle le titre quand même on est en 70, Designing for Survival : Architects and the Environmental Crisis. Vous voyez ça fait quand même 50 ans que l'architecture, le design a exactement les mêmes concepts, les mêmes questions etc. Et donc, soit une vision qui va plutôt insister sur l'autonomie de l’objet - et derrière l'autonomie il y a le risque de l’automatisation - qui est évidemment l'exact inverse de la culture technique. Parce que plus on délègue à la technique, plus on enlève au sujet.
Donc une vision très autonomie technique, et l'autre qui est plutôt celle de Global Tools qui va plutôt insister sur l'autonomie des sujets, c'est-à-dire la réappropriation des savoirs. Et c'est deux visions en fait qu'il faut distinguer. D'un côté bon, les racines architecturales elles sont très claires - le mot-clé c'est l'architecture vernaculaire, c'est l'idée de l'exposition fondamentale Architecture Without Architects, donc c'est l'idée qu'on a pas attendu les experts ingénieurs pour faire du DFE, et que donc maintenant en gros, on commence à comprendre. D'un côté on a une architecture du milieu, c'est-à-dire une architecture vernaculaire qui est écologique mais notamment parce qu'elle est systématiquement relative au milieu qui est le sien : à la fois aux matériaux… Bref, ce qui fait que les architectures vernaculaires sont différenciées d'un lieu à un autre, ce qui n'est pas le cas de l'architecture environnementale qui met les mêmes normes partout ailleurs. Le modèle de l'architecture du milieu, ou du design du milieu c'est plutôt celui-ci. C'est plutôt la critique désormais assumée des hautes qualités environnementales et des normes environnementales."
Question de scalabilité et de reproductibilité
"J'emprunte un article sur le Low-Tech à Gauthier Roussilhe « Une erreur de “tech” » , mais si vous voulez les deux oppositions-là : entre autonomie de l’objet et autonomie du sujet : d'un côté vous avez le thermostat : autonomie de l'objet, mais de l'autre côté vous avez la cheminée - mais comme c'est dit par Gauthier - engagement et connaissance du milieu qui présuppose évidemment une implication, non seulement du sujet, et puis évidemment avec l'idée que derrière la cheminée se crée une communauté. Donc en gros le Low-Tech, c'est pas qu'il va défendre la cheminée contre le thermostat, mais derrière le Low-Tech il y a quand même l'idée que l'automatisation et le rêve de la domotique est dangereux. Donc sur les échelles, on a donc Buckminster Fuller qui est en mode design du vaisseau spatial Terre, donc on est clairement du côté de la Big échelle ; et l'un de ses projets les plus contestés : il voulait recouvrir New York d'un dôme de verre pour protéger des attaques nucléaires. Il avait des projets mégalomaniaques à toutes échelles, et on pourrait croire que face à cette Big-Tech, la solution est du côté de l’échelle : il faut faire du Small-Tech. Et donc on irait chercher le Small-Tech du côté de l'ancêtre du Do It Yourself, qui est aussi vieux, avec par exemple Ken Isaacs : How to Build Your Own Living Structures, où voilà on est vraiment dans le paradigme du Do It Yourself, de la petite échelle. Mais à mon sens ça serait se tromper, parce que même dans le cas de Ken Isaacs, son modèle c'est un modèle - je dirais - il crée le tout, la matrice, et surtout c'est encore des modèles où on peut créer, on peut créer la même un peu partout pareil, c'est-à-dire qui ne s'implique pas, dont la conception ne dépend pas de la communauté du lieu à laquelle on s'adresse, de laquelle en gros la relation sur laquelle j'insiste est exclue.
Donc en gros ce qui va opposer à mon sens, c'est pas tant l'échelle, ce qui va opposer High-Tech et Low-Tech, c'est pas une question d'échelle, c'est une question justement de reproductibilité. Dans un cas on a une solution qui est reproductible, et donc pour cela on va l'appeler Big-Tech, et donc hors-sol, parce qu'elle est applicable partout pareil, dans l'autre on a une solution qui est forcément relative au milieu auquel on s'adresse. Et ce milieu est toujours à la fois biologique, géographique, social, technique, etc., le milieu c'est l'ensemble bio-socio-technique de là où vous vous adressez. Et donc c'est vraiment cette idée-là, le Low-Tech c'est plutôt sur cette idée là de non-scalabilité. J'emprunte le concept à Anna Tsing, mais le design dans ce qu'il a de pernicieux, c'est le moment où avant vous aviez l'architecture, les ingénieurs - et tout ça a tenu jusque dans les années 60 - : les deux matrices de la conception depuis toujours, il y avait Vitruve et Archimède et tout ça, ça suffisait à définir la conception.
Le design arrive, très tardivement, et vient chambouler tout ça, mais le côté pernicieux du design c'est le moment où justement, vous savez les slogans du design c'est « de la cuillère à la ville », Viénot, un des pères du design en France disait « du barrage au stylo », c'est l'idée que le design s'applique à toutes les échelles. Et cette idée de scalabilité du design, c'est-à-dire quelque chose de valable à toutes les échelles, est pour moi une idée très dangereuse, et qui conduit à la Big-Tech. Là où la Low-Tech s'oppose à cette idée de scalabilité du design, beaucoup plus qu'à une question d'échelle ou de taille, si vous voulez. On peut faire de la grosse échelle en Low-Tech et ça sera du design. Donc en gros le slogan « Faire plus avec moins » qui est à la base de tout le design, Jugaad ils te mettaient « Faire plus avec moins », tu te dis “mais les gars vous pensez avoir inventé un concept”, ça fait 50 ans qu'on dit « faire plus avec moins », et surtout que c'est le slogan le plus ambivalent que je connaisse. Il est employé par tout le monde. « Faire plus avec moins » c'était déjà le slogan de Fuller, sauf que lui c'est en mode croissance verte, ou développement durable, ou soutenabilité faible, si vous voulez, avec l'idée du découplage derrière. Donc ça marche pas, pas pour nous les écolos. Déjà, Dieter Rams le formule beaucoup mieux, si on est attentifs il dit « faire mieux avec moins ». Mais on peut se demander déjà chez Papanek « faire moins avec mieux » (ça c'est moi, la formule est pas de Papanek) mais quand on voit le Tin Can Radio, il s'agit pas de faire plus, donc c'est pas qu’il fait moins avec mieux, mais il fait mieux. Tin Can Radio est pour moi l'un des projets les plus emblématiques de Papanek. Ou alors "faire plus avec moins", ça veut dire défaire, comme je vais essayer de vous le dire, avec le concept de dé-projet que je vais introduire désormais, enfin je vais l'introduire après, là j'essaye de faire l'historique du Low-Tech pour vous dire que l'essentiel de ce qu'on dit est quand même assez vieux."
"Donc ça c'est le livre auquel on fait référence, Global Tools on peut le considérer, alors bizarrement c'est la chose sur laquelle j'ai le plus à dire, mais sur laquelle je vais passer le plus vite. Global Tools c'est une non-école de non-design, le moment où l'ensemble des radicaux italiens, du design radical italien, se réunissent dans l'espoir de faire une contre-école de contre-design. Espoir avorté puisque c'était un échec, mais bon tout ça je pense qu'on aura l'occasion d'en reparler ici-même, donc je vais passer vite. Déjà, à l'époque le contexte c'est celui de la survie, le survivalisme ne date pas d'aujourd'hui, le contexte est sur fond de crise écologique, on est en 73, l'embargo sur le pétrole etc. Le Point développe une vrai démarche pour qualifier le Low-Tech aujourd'hui, et en gros ils essayent de passer de la tecnica povera qui était le concept de Riccardo Dalisi, qui a fait du design participatif où il va dans les quartiers populaires de Naples pour, avec les habitants, construire à partir des matériaux récupérés sur place des dispositifs dans une démarche de co-design, pour s'apercevoir que même quelqu'un qui n'est pas formé au design peut devenir designer etc. Donc cette idée de la tecnica povera, est retransformée par Global Tools en idée de tecnologia semplice, et ils ont vraiment l'idée de développer un ensemble de cours qui redonnerait aux individus qu'ils sont les savoir-faire et la culture technique perdue par la société consumériste qui est leur cible.
Ils insistent aussi énormément sur les techniques du corps - j'insiste parce que c'est un point souvent oublié - dans la réappropriation cette culture technique, ils insistent beaucoup sur ce qu'ils ne nomment pas "Techniques du corps", mais que j'appelle après Mauss "Techniques du corps". Le point important donc c’est que Global Tools est clairement une école de - et c'était le premier projet - de ce qu'on appellerait aujourd'hui Low-Tech - le mot n'était pas là, ils parlaient de tecnologia semplice, de culture extra-urbaine, de culture technique extra-urbaine, de culture technique de la marge, en gros tout ce qui n'est pas un centre ville urbain, etc. Je rentre pas trop dans les détails, mais cette école elle n’a pas vu le jour, et notamment parce qu'il y avait des débats internes, et des malentendus internes, dont le plus important je vous le dis c'est, en gros, est-ce que la tecnologia semplice s'oppose frontalement à l'industrie ? Est-ce que toute industrie est nécessairement capitaliste ? Branzi disait mais si la tecnologia semplice c'est revenir à l'artisanat alors je suis contre, il faut absolument pas opposer l'artisanat à l’industrie. De l'autre côté, La Pietra disait “réappropriation de la culture artisanale”, etc il y a des débats internes sur notamment la possibilité de penser une Low-Tech qui ne soit pas réduction à l'artisanat. Parce que si le Low-Tech c'est ça alors ça vaut pas une heure de peine.
Dans un monde industriel, dire qu’on va passer à une société Low-Tech c'est rien dire, c'est comme prétendre faire du Low-Tech avec son GPS sur un voilier. C'est pas possible, on vit dans un monde industriel donc il faut penser le Low-Tech dans un concept industriel, à moins, si on veut le passer à l'échelle précisément. Mais enfin, tous ces débats internes sont déjà posés à l'époque et on a l'impression qu'il se rejouent sans cesse. Moi ce que je ressors de cette lecture-là, ben forcément c'est ma grille, ils ont pas vu assez la différence entre design de l'environnement et design du milieu, si les outils globaux, Global Tools, sont un peu pensés en mode universels, adressables partout, qu'on va partager de San Francisco à Naples en passant par Singapour, bref, une communauté mondiale Globish, etc. Et à aucun moment - alors qu'ils sont que italiens, que la seule chose qu'ils connaissent vraiment c'est l’Italie - à aucun moment ils ne pensent à territorialiser leur projet. Mais une école qui ne s'inscrit pas dans un lieu et dans un milieu par définition elle est vouée à s'éteindre. Donc pour moi ils ont vraiment, alors même que c'est La Pietra le père du concept de design territorial, qui est pour moi tout à fait lié au concept de design de milieu, ils ont pas assez territorialisé leur concept d'environnement, ou ils ont pas assez compris la différence entre l'environnement qui née à l'époque, et le milieu vers lequel ils tendent."
Outils conviviaux, technologies intermédiaires et ouvertes : ancêtres de la Low-Tech
"Bon à la même époque ils s'inspirent énormément d'Illich, qui parlait de technologie conviviale, et concrètement aujourd'hui tout ce que vous allez trouver, Low-Tech Lab, tout ce qui se fait d'intelligent dans le Low-Tech et de bien dans le Low-Tech, sur le fond c'est illichéen. Bref, donc il est pas besoin d'employer le mot Low-Tech pour comprendre la Low-Tech, puisque Illich vous dit l’essentiel. Qu'est-ce que c'est qu'un outil convivial ? « générateur d'efficience sans dégrader l'autonomie personnelle », « susciter ni esclave ni maître », « élargir le rayon d'action personnelle ». Comme vous voyez les critères environnementaux ne sont pas au cœur, mais les critères du milieu, de l'écologie du milieu, ils sont centraux. Le point important - je vais pas tout développer, déjà Illich je suis pas d'accord avec les exemples qu'il prend mais peu m’importe - Illich disait pas les techniques conviviales, l'exemple paradigmatique des techniques conviviales c'est le vélo, par opposition à la voiture. Mais Illich ne limite pas les techniques conviviales aux techniques artisanales, lui par exemple il investissait beaucoup, il pensait que le téléphone faisait partie des techniques conviviales. Donc on est pas obligé de réduire les outils à la dimension artisanale de l'outil.
A la même époque on parle aussi de technologie intermédiaire, et la vrai origine du Small-Tech ou Low-Tech c'est ce livre Small is beautiful, une société à la mesure de l'homme, qui est clairement inspiré d'une philosophie décroissante, mais qui du point de vue conceptuel est pas folichon. C'est en gros les technologies à échelle humaine, mais comme on sait jamais trop ce que c'est qu'une échelle humaine - l'expression est pareille chez Papanek - il faut refaire une technologie à échelle humaine. Mais en gros, l'essentiel de ce que raconte ce livre c'est qu'il faut passer de la production de masse à la production par les masses. Donc derrière il y a bien de passer d'une production centralisée Top-down, à une production plurielle, décentralisée et territorialisée, tout ce qui accompagnent aujourd'hui les makers, le cosmolocalism de Bauwens et tout ça.
L'autre opposition essentielle est du côté des technologies ouvertes, on parlera aujourd'hui d'open technology, par opposition aux technologies verrous ou fermées. Le premier à l'avoir vraiment théorisé du côté de l'écologie politique c'est André Gorz, qui est vraiment le premier à avoir compris le lien du mouvement du libre et du mouvement écologique. Pour lui, il pense les deux ensemble et il écrit d'ailleurs sur les deux au même moment, et pourquoi, parce que les deux tentent de lutter contre la séparation du sujet de la consommation et du sujet de la production. Le mot-clé des Low-Techs est quand même derrière tout ça. C'est l'idée fondamentale, c'est partout où on peut casser l'état de fait "je consomme plus rien de ce que je produit et je produit plus rien de ce que je consomme", partout on va dans le bon sens. Donc rétablir l'unité du sujet de la consommation, du sujet de la production, le libre le fait, tous les communs le font, etc."
Conclusion sur le Low-Tech
De L’Éco-conception à l’éco-usage
"Donc le Low-Tech on le voit, a des racines assez anciennes, plusieurs noms pour une même chose, et plusieurs idées à comprendre. Là je prend juste un exemple tout à fait récent des makers qui ont tenté de faire un défibrillateur Low-Tech et Low-Cost. Juste un point c'est que le Low-Tech n'est pas nécessairement - je prends cet exemple pour le mentionner parce qu'on aimerait bien qu'il voit le jour - mais pour vous dire que non, il faut pas affilier Low-Tech et Low-Cost. Typiquement si je mets dans la philosophie - de ce que je n’appellerai plus Low-Tech mais Milieu-Tech maintenant - je mets dans la philosophie du Milieu-Tech des associations que je juge exemplaires comme Framasoft - dont je vous reparlerai qui accompagne la lutte contre les GAFAM, et qui tente d'introduire cette culture technique dans le domaine qui nous importe le plus qui est le numérique et ses services - ce n'est pas Low-Cost. C'est-à-dire que faire appel aux services de Framasoft ben ça va vous coûter un peu, tandis que Google c'est gratuit. Le Low-Cost aujourd'hui c'est du côté de la Big-Tech que vous le trouvez. C'est Facebook, gratuit, Google, gratuit, etc. Donc il faut peut-être réapprendre à payer pour des services pour trouver du Low-Tech. Bon Rétro-Tech, Wild-Tech, Small-Tech, tout ça c'est Wikipédia, la page Low-Tech que vous retrouverez sans difficulté, comme vous le voyez, Slow-Tech, Low-Tech, Easy-Tech, No-Tech, Lo-Tek, on sait plus quoi faire des concepts et en plus on vous en rajoute deux aujourd'hui. Mais tout ça fait système. En gros Low-Tech, faut pas prendre le concept de Low au sérieux. La seule chose c'est penser plutôt technologies et techniques alternatives, alternatives à quoi, à la Big Science en gros aux GAFAM, et faisons appel à tout un tas d'éléments tout aussi vieux que l'écologie des techniques dont je vous parle, avec une tradition techno critique, Do It Yourself, le Slow-Tech, etc. bon vous avez un beau tableau de cet univers-là et des valeurs qui n'ont pas beaucoup bougé depuis le début.
Mais on pourrait rajouter aussi le mouvement des Civic-Techs, et de la Democratic-Tech. Ceux qu'ils oublient de mettre dans le tableau c'est peut être l'aspect Democratic-Tech. Ils ont les mêmes ennemis, et ils ont à peu près les mêmes mots-clés. En gros moi ce que j'essaie de vous montrer c'est que tout ce courant : le Low-Tech ne fait que redire sous un mot nouveau des questions anciennes, qui mêlent l'ensemble de l'héritage de la pensée techno-critique - dont j'ai mentionné quelques noms Illich, etc - et cette idée de l'écologie fondamentale et technique que la transition technique et la transition démocratique - en l'occurrence celles de la démocratie technique - vont de pair.
J'ai bientôt fini, aujourd'hui donc la conclusion de tout ça, c'est que le Low-Tech doit vraiment, ça c'est un exemple qu'on prend, le Low-Tech doit vraiment intégrer l'idée que l'éco-conception ne suffit jamais, le DFE ne suffit jamais. Ça fait 50 ans qu'on fait du DFE, les courbes ne font que s'aggraver, donc s’il suffisait il y aurait déjà la solution, on ne l'a pas. Et donc il faut vraiment passer de l’éco-conception à l'éco-usage, ce que tente de faire l'exemple que vous avez sous les yeux, qui est pas tant une box éco-conçue - c'est pas parce qu'elle est en bois qu'elle est Low-Tech - mais par contre parce qu'elle vous invite à vous réapproprier votre propre consommation énergétique et à la questionner, et donc à remettre en cause vos usages, alors elle est possiblement sur la voie appelée par Low-Tech d'une réduction de notre consommation irresponsable."
Moins de matérialité et plus de savoir-faire techniques
"Quelques mots sur la technologie, un des meilleurs articles sur la Good-Tech, vous le trouverez, ça s'appelle une "Erreur de "Tech"" sur le blog de Gauthier Roussilhe. Gauthier Roussilhe est un des acteurs de la Low-Tech à mon sens le plus intéressant et le plus brillant, et il fait de la Low-Tech numérique. Ce qui prouve bien que ceux qui définissent la Low-Tech contre la High-Tech se trompent, non-seulement de concept, mais en plus de direction. Et vous voyez, bon il a cette citation, pour lui la Low-Tech donne « Low-Technology & High-Technics », je comprends pas bien, parce que moi j'en donne une définition tout à fait inverse. Qu’est-ce que c'est que la Low-Tech, ma définition la plus courte, mais que donc je vais appeler Milieu-Tech parce que le concept de Low me semble très mal choisi. C'est moins de technique, au sens de moins de flux de matière et d'énergie, moins de matérialité, mais plus de technologie au sens de plus de savoir-faire technique.
Et là justement l'exemple de ça c'est Gauthier Roussilhe, si vous voulez faire un site, Gauthier il fait essentiellement des sites Low-Tech comme le sien, et il aide les gens à en faire, c'est-à-dire à optimiser les usages aussi. Pour tel usage il n’y a pas besoin d'avoir telle puissance d'image, etc, c'est-à-dire d'essayer de penser la conception du site web en fonction de ses usages, ni plus, ni moins. Donc en gros, mais si vous faites un site Low-Tech avec Gauthier Roussilhe, 1 : ça va vous apprendre beaucoup plus si vous allez dans son workshop, ça va vous demander beaucoup plus de savoirs techniques à mobiliser. Il va falloir comprendre ce que c'est qu'un kWh, à quel point vous en mobilisez dès que vous mettez une image, il falloir que vous reliez votre site au Data center, etc. Ça ouvre la boîte noire, ça va vous apprendre à diversifier votre site en fonction des usages etc. Bref, le type qui fait un site Low-Tech avec Gauthier, non seulement il sait développer et il sait coder, mais en plus il a une vision d'internet qui est beaucoup plus technologique avec beaucoup plus de savoir-faire technique, qu'avant il n’avait pas. Donc il faut vraiment se défaire de l'idée que la Low-Tech c'est...la Low-Tech. C'est au contraire réinjecter de la technologie au sens de savoir sur la technique pour diminuer justement nos flux de matière et d'énergie. Et je dis bien de la technologie et pas du marketing."
Dé-projet et anthropocène : s’adresser aux comportements et rétablir une culture des techniques
"Voilà je vais terminer quand même sur le dé-projet, qui est le concept, et sur Framasoft. Donc dans tous ces acteurs de Global Tools - sur lesquels je suis passé très vite et qui n'étaient pas d'accord entre eux, notamment sur la place de l'autoproduction, sur la place de la culture artisanale, sur la possibilité de développer des technologies simples - il y a Mendini qui propose un concept assez important à cet époque et dans ce cadre-là qui est celui de dé-projet. Je vous laisse lire la citation que vous avez sous les yeux, donc qui date de 1976, bon on va la lire ensemble « Construire signifie accumuler chose sur chose, marquer pour le meilleur ou pour le pire toujours plus la surface du globe [...]. Destin inéluctable de la croûte terrestre, qui, petit à petit, se remplit : centrales électriques, pylônes, fils, aéroports, métros, réseaux routiers, ferroviaires, implantations industrielles, digues, mines, usines, raffineries, ensemble de bâtiments, circuits de service et d'information forment le mécanisme redondant nécessaire à la vie. » - ce qu'on nommerait aujourd'hui Technocène ou Technosphère - Il faut introduire la notion négative de “dé-projet”. Le dé-projet c'est le projet conçu à l'envers : au lieu d'augmenter la quantité d'information et de matière, de dé-projet l'enlève, la réduit, la minimise, la simplifie, il rationalise les mécanismes enrayés. Le dé-projet est une création décongestionnante, qui n'a pas comme objectif la forme architecturale ».
Ça c'est le propre de tout design radical, qui avant tout s'adresse aux comportements plutôt qu'aux objets. Et comme on le voit dans la citation, le concept de dé-projet accompagne une philosophie clairement décroissante, pas au sens métamorphique : il s'agit de faire pour défaire. Il s’agit - un peu en écho à la citation que je vous donnais tout à l'heure du projet Trou noir - il s'agit vraiment de soustraire plutôt que d'accumuler, il s'agit vraiment de défaire. Comme on voit, justement c'est que ce concept de dé-projet, bien pensé, accompagne une philosophie de la décroissance qui, cinquante ans après, n'est toujours pas en place. Mais on ne peut pas dissocier ce projet, ce concept, de cette volonté, et bizarrement qui sont les seuls à reprendre le concept de dé-projet aujourd'hui ? C'est toute la bande qui vient de créer un Master de Design and Strategy for the Anthropocene à Lyon, équipe dans laquelle j'interviens prochainement, qui est vraiment des projets de déstoration : il s'agit de défaire plutôt que faire. Il s'agit d'apprendre à comprendre que - et ça c'est une vrai question - qu'il faut arrêter de faire - parce qu'une des grandes questions de la conception de demain c'est qu’est-ce qu'on va faire de nos ruines industrielles ? Et si on apprend pas à les réaffecter, c'est potentiellement des déchets. Je laisse de côté la questions des déchets spatiaux qui est un gouffre auquel on pense jamais, mais les plateformes pétrolières, les stations de ski qui vont fermer… en gros c'est comment défaire, et comment défaire au mieux. Et donc les designers il faut vraiment que vous vous appropriez cette question, parce ça fait partie de la conception que de faire du neuf avec du vieux, comme vous le savez tous, ce qu'on appelle le bricolage.
Mais le vieux, et ces communs négatifs dont on va hériter à l'ère post-pétrole, il va y en avoir énormément. Et une fois qu'on a intégré l'idée qu'il y a la crise du sable, qu'il y a donc crise du béton, la bonne question par exemple, ça va être comment concevoir sans intrants de béton. Qu’est-ce que devient l'architecture à partir du moment où on s'interdit d'aller ponctionner encore ? Et penser comme ça c'est être sur la bonne voie à mon sens. Juste quelques mots sur le dé-projet, c'est plus facile à dire qu'à faire. De Mendini à Framasoft, je vous ai parlé de Framasoft, qui est en gros l'entreprise la plus active du monde du libre en France, qui est tenue par six ingénieurs bénévoles et merveilleux - et c'est les seuls - ils ont fait tous leurs services. Tapez “dégooglisons internet”, vous verrez tous les services concurrents de Google proposés gratuitement par Framasoft, et tout aussi performants. Mais il se trouve que justement, quel est le but de Framasoft ? Rétablir l'unité de la société de production et du sujet de la consommation. Quel mot d'ordre, mais sur le domaine qui est le nôtre, le numérique. Tout ça dans un but d'éducation populaire - ce qui était aussi le but de Global Tools mais qu'ils ont manqué puisqu'ils sont restés entre eux. Et pour ça ils ont un vrai but de culture technique - au sens simondonien - de réinjecter, donc de lutter contre cette société technicienne sans culture technique, ce qui est un peu ce qui se profile : on est tous entouré de techniques qu'on ne comprend plus, simples consommateurs que nous sommes. Donc réintégrer de la culture technique, et donc c'est ce qu'ils veulent, et le problème c'est que victime de leur succès tout le monde s'est mis à télécharger les outils Framasoft dans une approche consumériste, et là ils ont dit “ben non en fait”. Et donc après "dégooglisons internet", ils ont fait un post qui est radical "déframatisons internet". C'est la seule logique de conception aujourd'hui qui intègre ses propres limites et qui est capable de fermer au moment où son usage contredit ses valeurs de fond. Je vous invite à lire ça mais c'est clairement ce qu'on appelle du dé-projet, au sens un projet Milieu-Tech très très bien pensé, et assumé, et cohérent etc.
Bon le bégaiement de l'écologie je passe. Aujourd’hui donc Low-Tech vous allez le retrouver dans toutes les citations que je vais prendre : utilité, durabilité, accessibilité, intelligibilité, tout ça va reformuler ce que je vous ai dit de manière évidemment trop rapide, qui était déjà formulé par les pères fondateurs de la pensée techno-critique. De mon point de vue il y a une juste continuité. Et le point fondamental donc c'est de comprendre que le Low-Tech qui se limiterait à une dimension artisanale a évidemment perdu, et le Low-Tech qui se limite à une conception de l'objet - donc DFE - sans intégrer la transformation des usages et des pratiques des modes de consommation, évidemment par définition a perdu. Et ce c'est ce que je préciserai sous le concept de Milieu-Tech, après avoir laissé la parole à Yann Philippe, pardon d'avoir été trop long, merci."